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RÉSEAU SOCIAL SOLIDAIRE

Sciences-Po laminoir des élites françaises

Source : Le Monde Diplomatique
- Par Alain Garrigou

23/03/99

Rares sont les pays où un seul établissement joue un si grand rôle dans la formation des dirigeants administratifs et politiques. Il fait école à l’étranger. L’ordre du monde n’a, il est vrai, rien à redouter d’une institution pareille, tant elle cultive avec une application distinguée la légitimation de la pensée dominante et des hiérarchies en place.

POURQUOI s’intéresser à Sciences-Po ? Parce que Sciences-Po s’intéresse à nous. En se présentant comme une « école de formation des élites », cette institution, localisée rue Saint-Guillaume, dans le septième arrondissement de Paris, prétend en effet choisir ceux qui nous dirigent. Et elle y parvient.

Un annuaire des anciens élèves (39 691 noms dans l’édition de 1998) en offre un tableau éloquent. Il n’existe guère de pays où les principaux personnages de l’Etat soient d’anciens élèves de la même institution, où le président de la République, le premier ministre, le président de l’Assemblée nationale soient diplômés de la même école. Aurait-on consulté un annuaire plus ancien et contemporain du précédent gouvernement - et, précision pas tout à fait inutile, d’une autre majorité -, le constat eût été le même. Quant au prochain changement politique, quel qu’il soit, parions que le futur annuaire autorisera le même constat.


Constat trop facile ? L’examen peut être prolongé du côté des ministères. Dans chacun, les noms des diplômés de Sciences-Po abondent au sommet de la hiérarchie ou dans les cabinets ministériels. Le plus souvent, celui du ministre y figure aussi. Il vaudrait peut-être mieux chercher ceux qui n’en sont pas. Prenons encore les grands corps de l’Etat, Cour des comptes, Conseil d’Etat, Inspection des finances : tout commentaire est superflu. La liste des secteurs d’activité et des entreprises est longue et diverse : banque, industrie, commerce, transports, médias, édition, etc. Cette école semble ouvrir les perspectives professionnelles les plus variées.

Ce bref aperçu suggère-t-il davantage que la situation ordinaire des anciens des grandes écoles, un réseau parmi d’autres ? Les relations d’anciens élèves sont ici moins solidaires que pour les grandes écoles d’ingénieurs : les formations scolaires paraissent plus diverses, les relations entre élèves plus distendues dans une école dont les contraintes d’assiduité restent modérées. Mais Sciences-Po a conquis un monopole peu ordinaire de recrutement : celui de l’Ecole nationale d’administration (ENA), donc de la haute administration, donc des dirigeants de l’Etat.

Un autre principe spécifique de formation des élites est leur dispersion. Celle-ci concerne les différents secteurs du pouvoir, des hommes politiques, des hauts fonctionnaires, des patrons de grandes entreprises, des journalistes. Petit jeu des probabilités. En France, quelles sont les chances pour un chef d’Etat ou un ministre issu de Sciences-Po d’avoir un cabinet composé d’anciens de Sciences-Po, de diriger des chefs de service et sous-chefs de service qui sont des anciens de Sciences-Po, d’être interviewé par des journalistes anciens de Sciences-Po, de faire appel aux services de sondeurs et de conseillers en communication issus de Sciences-Po, de lire des commentaires de ses actes et de ses paroles par un éditorialiste passé par Sciences- Po ? Le degré d’intégration des élites est unique. Les 39 691 noms de l’annuaire n’appartiennent pas forcément à ces élites, mais les noms de l’élite figurent en général dans ce grand nombre. Comment Sciences-Po est-elle devenue une telle institution ?

Le nom sonne bien. Avec la clarté des choses qui en imposent, Sciences-Po est celui d’une (grande) école, un titre pour les élèves qui en sont diplômés et une promesse pour ceux qui y suivent encore leurs études. Ce nom a d’abord désigné l’Ecole libre des sciences politiques, fondée par Emile Boutmy en 1872, après la défaite militaire et la Commune. La nationalisation de 1945 n’a pas marqué de rupture : on a continué à parler de Sciences-Po. Mais sous son nouveau nom d’Institut d’études politiques de Paris. Sciences-Po est « l’ensemble composé de la Fondation nationale des sciences politiques et de l’Institut d’études politiques de Paris (1) ».

Une nationalisation en trompe-l’oeil

Peut-on encore ignorer les liens divers avec l’ENA, primitivement installée dans les locaux de l’Institut avant de déménager dans un immeuble de la Fondation nationale des sciences politiques, rue des Saints- Pères ? Pour faire face à sa croissance, Sciences-Po a essaimé tout autour du 27 de la rue Saint-Guillaume. Des instituts de province ont vu le jour. Au milieu des changements, le nom de Sciences-Po a transmis l’héritage de prestige de l’ancienne école libre. Les présentations de l’institution revendiquent une continuité bien établie : « Sciences-Po est née en 1872, lorsque Emile Boutmy a créé l’Ecole libre des sciences politiques pour renouveler la formation des élites en France », commentait une plaquette de 1997. Le nom commun a été officialisé ; la dénomination légale d’Institut d’études politiques de Paris a disparu.

En réussissant à accaparer la formation et le recrutement des hauts fonctionnaires, l’Ecole libre des sciences politiques devait forcément susciter les menaces de nationalisation. L’entreprise fut tentée dès l’époque de Jules Ferry, puis du Front populaire. Mais, à la Libération, les vieilles accusations contre une école de la grande bourgeoisie, parisienne de surcroît, étaient renforcées par les critiques de l’attitude de l’école sous le régime de Vichy. Les charges étaient réelles sans être accablantes, et, à l’inverse, des dirigeants tels que le directeur, Roger Seydoux, avaient acquis des titres de résistance. Dans le « procès » de la haute administration de la IIIe République et de Vichy, on eût pu mettre en cause l’institution qui se vantait d’avoir formé la plupart des hauts fonctionnaires. On eût pu encore faire remarquer que les événements avaient signé l’échec de son ambition de renouveler la formation des élites à la suite d’une défaite plus ancienne.

Le salut vint des circonstances dramatiques et de la paix civile menacée. Le gouvernement provisoire et le général de Gaulle ménagèrent la haute administration française pour des raisons qui valurent aussi pour l’Ecole libre des sciences politiques. Le 20 février 1945, le communiste Georges Cogniot déposait la demande de nationalisation sur le bureau de l’Assemblée consultative. Le progressiste Pierre Cot reprenait son projet d’Ecole nationale d’administration lancé à l’époque du Front populaire. Personne n’en doutait : les élections législatives proches allaient amener une Assemblée largement dominée par la gauche. La nationalisation était inéluctable. Il fallait prendre les devants.

Les ordonnances du 9 octobre 1945 allaient très au-delà de la seule nationalisation d’une école privée. Se prévalant du juste « procès de nos administrations publiques », elles engageaient une grande réforme de l’administration. Elles créaient d’abord la Fondation nationale des sciences politiques avec un statut hybride : privée, mais « voulue et établie par l’Etat ». Non seulement cette nationalisation n’était pas une dépossession des anciens propriétaires, mais elle consacrait leur réussite. Un brevet de bonne conduite était décerné à « un foyer actif de résistance à l’envahisseur ». Cette fondation se voyait confier la garde du patrimoine, celle du financement de l’Institut d’études politiques de Paris et la mission de « favoriser le progrès et l’étude des sciences politiques, économiques et sociales ».

La fondation se voyait octroyer un contrôle officialisé et légalisé sur la formation de la haute fonction publique, dans un système opaque et complexe. Elle bénéficiait du financement de l’Etat en relevant d’une ligne de crédits spéciale sur le budget du chef du gouvernement. La composition de la fondation garantissait le contrôle des héritiers des fondateurs, délicieusement désignés comme « auteurs de libéralités ». Leur renouvellement avait lieu par cooptation tous les dix ans, et le président de la fondation devait être choisi parmi eux.

Concrètement, les dirigeants d’alors demeuraient en place : le directeur, Roger Seydoux, puis Jacques Chapsal, secrétaire général depuis 1939 et directeur à partir de 1947. Quant à la grande figure intellectuelle de l’école libre, André Siegfried, professeur au Collège de France et académicien, en même temps que membre d’une famille de la haute bourgeoisie protestante, il devenait président de la fondation. Comme l’indiquait cette nationalisation en trompe- l’oeil, dans la course de vitesse engagée entre élites concurrentes, les élites établies avaient su rétablir une position compromise. Pour elles, le contrôle de la formation des dirigeants de l’Etat était trop vital pour être abandonné à des prétendants (de gauche) qui contrôleraient une Assemblée parlementaire.

Voie royale vers l’ENA

Pour l’Ecole libre des sciences politiques, la réussite ne s’était pas fait attendre. Dès 1879, Emile Boutmy dressait devant le conseil d’administration un bilan en forme de bulletin de victoire : « L’efficacité de l’école dans tous les concours a été établie par des expériences répétées, et elle jouit dès à présent d’un véritable monopole. » L’école publique ne pouvait se vanter d’une telle situation de monopole, contraire aux normes démocratiques. De 1947 à 1969, les résultats au concours d’entrée à l’ENA ne marquèrent néanmoins aucun changement, puisque 77,5 % des admis étaient des diplômés de l’IEP de Paris. Si l’on considère ceux qui ont préparé le concours au sein de l’IEP, la proportion se situait même au-dessus de 90 %. En 1996, l’institution revendiquait 46 admis sur 51 au concours externe de l’ENA.

Cette efficacité ne se limite pas à la seule ENA. La même année, Sciences-Po affichait les résultats suivants : 13 reçus sur 28 au commissariat aux armées, 2 sur 3 aux Assemblées, 24 sur 48 à l’Ecole nationale de la santé, 23 sur 41 à la direction des caisses de sécurité sociale, 12 sur 21 à la Banque de France, 37 sur 64 Français (sur un total de 300 admis) à l’Union européenne, et même 19 sur 121 à l’Ecole nationale de la magistrature.

En ce qui concerne le recrutement de l’ENA, le monopole ne s’est donc pas démenti. Dans les années 80, les instituts d’études politiques d’équilibre ont bénéficié de centres de préparation et de moyens financiers renforcés. Mais les chiffres n’en furent pas durablement affectés. L’avantage parisien s’explique par la proximité des administrations où sont recrutés les enseignants : « Enseignés pendant plusieurs années par ce type d’hommes, et corrigés lors des concours d’entrée par les mêmes et par d’autres qui leur sont interchangeables, les élèves de l’IEP de Paris sont certainement privilégiés par rapport aux candidats qui ne possèdent pas ce "bagage" intellectuel et culturel (2). »

L’existence de voies de formations privées renforce l’avantage. En 1969, le directeur de l’ENA tempêtait : « Ce qui est scandaleux, c’est la pratique des "écuries payantes", dirigées par des collègues de nos illustres corps et membres des ministères. Autrefois, cela se faisait gratuitement, maintenant c’est payant. Je crois que le remède relève d’une action du gouvernement pour interdire absolument cette pratique qui démoralise les étudiants de province. » Mais on ne dispose pas d’éléments établissant cette disparition ! Et les étudiants de province ou déjà diplômés des universités parisiennes et de grandes écoles affluent à la préparation à l’ENA de l’IEP de Paris afin de se donner les meilleures chances de réussite au concours (dans leur esprit, les seules chances). Dans un ultime développement, Sciences-Po vient de réserver sa préparation à l’ENA à ses propres diplômés, sous la pression du ministère de l’éducation nationale...

La section « service public » a longtemps gardé la réputation de voie royale parce qu’elle préparait aux carrières de la fonction publique, et d’abord à l’ENA. Ces débouchés étant forcément limités, l’institution a développé d’autres voies de formation. La direction a d’abord insisté sur les emplois du secteur privé auxquels avaient accès les diplômés. La section « économique et financière » (Ecofi) a ainsi paru s’apparenter à une nouvelle école supérieure de commerce.

Interdire l’émergence d’une concurrence

LA séparation croissante des sections et la diversification des enseignements ont semblé menacer suffisamment l’unité de la formation pour en justifier la réforme. Ce qui fut appelé « réforme Lancelot » s’est opéré en deux directions : un renforcement de la formation commune, au profit de l’histoire ; la multiplication des enseignements et des options. En outre, l’effort porté sur l’apprentissage des langues et de l’informatique ou l’organisation de séjours à l’étranger et en entreprise ne sont pas sans parenté avec une organisation de business school. L’insistance de la direction à signaler que 100 % des diplômés trouvent immédiatement un emploi suggère ce modèle.

Aucun monopole ne se reproduit sans effort pour interdire l’émergence d’une concurrence. A plusieurs reprises, l’institution a imposé une sorte de droit de veto sur la création d’un institut d’études politiques ou d’un établissement concurrent dans la région parisienne. Le parrainage des IEP de province rappelle la position subordonnée de ces instituts, financièrement et symboliquement dépendants de la Fondation nationale des sciences politiques. Le principal moyen de maintien reste cependant la vieille mais toujours efficace stratégie d’Emile Boutmy. Le recrutement de hauts fonctionnaires avait non seulement permis de réussir dans la préparation au concours, mais avait aussi doté l’Ecole libre des sciences politiques d’un puissant réseau de soutien.

Depuis la création d’une Ecole nationale d’administration essentiellement pourvue par Sciences-Po, le réseau de soutien s’est considérablement élargi dans la haute fonction publique. D’autant que, le recrutement du personnel politique s’effectuant désormais largement parmi les énarques, il s’est en outre étendu à de nombreux dirigeants politiques. On comprend mieux que l’institution soit riche, que le coût de formation d’un étudiant soit dix fois plus élevé que dans une université. Et, lorsque les différentes ressources accumulées - ligne budgétaire spéciale, crédits de l’éducation nationale, taxe d’apprentissage et formation professionnelle - n’évitent pas un déficit, il est difficile aux responsables politiques de refuser leur concours !

Excellence et superficialité

EN vantant sa capacité d’innovation pédagogique, l’institution d’aujourd’hui rappelle volontiers les audaces d’hier. L’initiative privée était dirigée contre la sclérose d’une institution universitaire conservatrice. Les enseignements, essentiellement d’histoire, envisageaient d’abord les temps contemporains. D’autres innovations vinrent progressivement, comme la conférence de méthode (travail en groupe), devenue obligatoire pendant l’entre-deux-guerres. Les ordonnances de 1945 vantaient cette pédagogie, et les IEP recevaient la mission de poursuivre dans cette voie puisqu’il s’agissait « de former les élèves aux méthodes de travail et d’exposition et de les initier aux problèmes concrets de l’administration et de la vie sociale ».

La formation de Sciences-Po allie la réputation d’excellence à celle de superficialité. Elle est l’écho contradictoire de l’ambition originelle : associer la virtuosité d’expression à une vaste culture. S’il est un exercice quasi emblématique de l’institution, c’est le « grand oral », ou « grand O », cette épreuve soutenue en fin de scolarité devant un jury, longuement préparée au cours de la scolarité et préfigurant le « grand oral » de l’Ecole nationale d’administration. En principe, on n’y évalue pas des connaissances techniques, de droit ou d’économie, par exemple. Mais cela dépend des membres du jury, et cet aspect-là apparaît également, dans un exercice plus mondain que savant (3). Il doit d’abord être compris comme un rite d’initiation qui laisse à certains de ceux qui l’ont subi ce souvenir inoubliable, dont ils ont revécu et raconté chaque seconde et chaque question. En même temps, les ordonnances et décrets de 1945 insistaient fortement sur la vocation scientifique de l’institution. La formation des élites ne saurait s’effectuer sans cette légitimation intellectuelle.

En se réclamant d’un ensemble de savoirs comprenant le droit, l’histoire, la géographie, l’économie - les anciennes sciences politiques (et morales) -, l’Ecole libre des sciences politiques se désignait comme une école du pouvoir. La discipline moderne apparut comme une création d’outre-Atlantique, notamment sous sa forme de science de l’opinion publique. Elle concernait tous les savoirs nouveaux sur lesquels pouvait se fonder le gouvernement. Jeunes et conquérantes, ces sciences étaient placées sous la tutelle des élites établies et des pouvoirs politiques.

L’histoire demeure cependant la principale discipline d’enseignement. Il faut restituer le caractère novateur du programme d’Emile Boutmy lorsqu’il proposait de faire de l’histoire contemporaine son axe intellectuel. C’était rompre avec des siècles d’éducation des élites en remplaçant les anciennes humanités par la connaissance des faits contemporains. Il n’est cependant pas sûr qu’on ait en même temps rompu avec la vieille pédagogie des exemplæ dans laquelle la connaissance de l’histoire contemporaine est présentée comme une préparation aux tâches de dirigeants. Ce savoir légitimiste est plus porté à discuter des actions et personnages publics, à participer aux commémorations qu’à se situer à la pointe des recherches historiques.

Conformément aux missions fixées à l’institution, la formation rhétorique et une méthode de travail de dossiers se sont forcément imposées comme des conditions de la réussite. Ces impératifs ne sont effectivement pas ceux d’une connaissance scientifique, mais ceux de savoirs pratiques et de légitimation. Pourtant, l’institution n’a pu renoncer à la caution de la science, nécessaire à la légitimité de tout pouvoir et à l’évaluation de tout mérite.

Tel professeur présentait ainsi l’accès au troisième cycle dans les termes de la rupture et de la conversion : « Il ne s’agira plus (ou plus seulement) de comprendre, d’apprendre et d’être à même de recomposer avec habileté et élégance des savoirs acquis. Il s’agira de plus en plus fréquemment de produire des recherches originales qui seront évaluées selon des critères habituellement utilisés dans les sciences sociales. Osons la formule : il faudra maintenant faire oeuvre de science. » Savoir scolaire dans le contenu et mondain dans la forme pour la majorité des étudiants qui entreraient dans la vie professionnelle, passeraient les concours ou entreraient dans des écoles spécialisées ; savoir scientifique pour la minorité, ceux qui prolongeraient leurs études dans l’institution : l’opposition est abrupte.

Le libéralisme politique a été souvent vanté comme une qualité que l’Institut aurait reçue en héritage. Une étude des copies d’épreuves de l’entre-deux-guerres a infirmé ce point de vue en montrant les contraintes d’orthodoxie imposées par l’institution. Celles-ci se voient d’autant moins qu’on s’est mieux adapté à des exigences tacites et que, ensuite, en célébrant l’ouverture d’esprit de l’institution, on célèbre sa propre indépendance intellectuelle. Dans les exercices scolaires d’exposé et de dissertation, on ne peut, par exemple, ignorer l’affinité des critères de l’excellence avec les conceptions mesurées d’une démocratie modérée.

L’institution n’est pas en dehors de toute préférence idéologique. Peut-être la vocation même de formation des élites contient-elle implicitement ce programme politique de démocratie modérée dans laquelle, pour reprendre une formule de Montesquieu, « il faut que le petit peuple soit éclairé par les principaux, et contenu par la gravité de certains personnages ». La défense de la démocratie pluraliste se précise dans la dénonciation des extrémismes dont les formes de gauche et de droite sont renvoyées dos à dos. A la critique antitotalitaire de régimes qui ont disparu a succédé la stigmatisation du populisme, qui permet de réaffirmer la conception d’une démocratie dangereusement vouée à l’ignorance du peuple si elle n’était tempérée par la médiation des élites (lire l’encadré page précédente)..

La dévolution du pouvoir dans l’institution obéit à ce qu’on appelle « l’usage de la maison ». Cet usage fut défini dès l’Ecole libre des sciences politiques , puisque Emile Boutmy resta le directeur depuis la création jusqu’en 1906, date de sa mort, que son successeur, le baron d’Eichtal, le demeura jusqu’en 1936, alors qu’il était nonagénaire. Après la période de toutes les tourmentes (du Front populaire jusqu’à la Libération), Jacques Chapsal fut le directeur en titre de 1947 à 1979. Les directeurs sont nommés par leur prédécesseur après consultation des principaux dirigeants.

Ainsi, pour la nomination de M. Alain Lancelot en 1986, le directeur démissionnaire annonçait son départ et lançait le nom du successeur. Le président du conseil de direction, François Goguel, indiquait alors les limites d’une concertation. « Pour la succession, il s’en est entretenu avec M. René Rémond, président du conseil d’administration de la Fondation nationale des sciences politiques, et, en plein accord avec M. Michel Gentot, il pense que la personne qui paraît s’imposer comme futur directeur est M. Alain Lancelot, docteur ès lettres, professeur des universités, et qui a fait toute sa carrière rue Saint-Guillaume. »

Un membre extérieur du conseil de direction, faussement naïf, s’étonna qu’on proposât une candidature unique et que le choix d’un nouveau directeur fût traité sans considérer les objectifs de l’école. Les remarques parurent outrageantes, comme dans ces réunions de bonne compagnie où le fait de soulever une objection et de rompre l’accord indicible relève d’une faute de goût. Le rappel à la décence s’impose alors : un autre membre du conseil « regrette le tour que prend le débat et déplore que certaines observations puissent laisser supposer une manipulation du conseil ». Sur 26 votants, le candidat était élu avec 22 suffrages et 4 bulletins blancs. Pour la première fois, le nouveau directeur était universitaire. Pour la seule fois, de surcroît : celui-ci ayant été nommé en 1996 au Conseil constitutionnel par le président du Sénat, dont il avait été le conseiller, la succession revint, selon la procédure habituelle, à un membre du Conseil d’Etat.

Sur plus de 1 200 enseignants employés en 1996- 1997, l’Institut ne compte que très peu d’enseignants permanents : 25 professeurs des universités, quelques maîtres de conférences, soit au total une quarantaine d’universitaires. La particularité est étonnante même si elle se réclame de la tradition de l’ancienne Ecole libre. Le partage en trois tiers - universitaires, fonctionnaires, professionnels - ne saurait masquer la faiblesse du nombre d’enseignants titulaires. A la différence des universitaires nommés selon les règles universitaires électives, les enseignants vacataires, soit la quasi-totalité du corps enseignant, sont choisis par la direction. Un tel système confère à celle-ci un pouvoir sur l’enseignement. Sans doute cette direction ne se préoccupe-t-elle pas de chaque nomination, mais, à l’inverse, elle peut émettre des voeux sur l’élection des universitaires dotés d’une légitimité extérieure qui leur confère une certaine indépendance.

Cette politique de reproduction du pouvoir directorial explique la situation étonnante d’un établissement qui n’exprime pas de demandes d’effectifs à un ministère qui doit s’en féliciter. Le système a des qualités souvent soulignées, l’institution disposant d’un réservoir important de compétences. Les avantages d’un enseignement pour les enseignants vacataires sont évidemment moins d’ordre matériel que d’ordre symbolique : le titre de professeur ou maître de conférences à Sciences-Po, qu’on peut arborer sans que cela ait de rapport avec le grade universitaire. L’institution a donc cette capacité exceptionnelle de battre monnaie par une concession d’Etat. On conçoit que les vacataires demeurent extérieurs à la politique de l’institution puisqu’ils ne sont pas suffisamment engagés dans sa vie et qu’ils doivent leur nomination à la direction.

Ce système clientélaire explique partiellement le pouvoir de l’institution au sein de l’Etat : une bonne partie de la haute fonction publique recrutée par l’ENA est issue de Sciences-Po... et enseigne ensuite à Sciences-Po. Depuis la nationalisation, l’institution a montré un pouvoir accru de négociation à mesure qu’elle formait le haut personnel d’Etat. Les dispositions légales et les relations contractuelles avec les pouvoirs publics se règlent comme pouvait s’en vanter un ancien directeur : « Nous sommes l’établissement le plus autonome de France, puisque nous pouvons nous vanter d’avoir écrit nous-mêmes le décret qui va nous régir » (Michel Gentot, 1985). L’institution conçoit, décide, rédige ; les pouvoirs publics ratifient.

Une fonction de reproduction sociale

LA nationalisation avait prétendu corriger la sélection sociale de l’Ecole libre des sciences politiques dont on avait répété qu’elle était l’institution créée par et pour la bourgeoisie parisienne (4). En fait, le statut public a donné une légitimité supplémentaire aux critiques d’un recrutement guère plus ouvert, d’un enseignement coûteux réservé aux mieux nantis et de son monopole sur la formation de la haute fonction publique. L’institution s’est sans cesse appliquée à fournir des démentis. Déjà, l’Ecole libre avait mis en avant l’existence de quelques bourses offertes à des étudiants modestes ou encore fait une enquête censée montrer un recrutement social plus ouvert. A partir des années 60, des membres de l’institution ont publié des études destinées à corriger l’image de sélection sociale. Les interprétations statistiques ne sauraient toutefois cacher combien l’institution a préservé sa sélectivité scolaire et sociale relativement aux universités, dont les effectifs s’accroissaient considérablement.

En janvier 1995, la grève étudiante contre la réforme Lancelot se noua sur la suppression des bourses sociales de l’établissement ainsi que sur l’augmentation des droits d’inscription, qui passaient de 800 francs à 5 600 francs. La direction prétendait inciter les étudiants à recourir au prêt en faisant valoir que la totalité des étudiants trouvaient un emploi à la fin de leurs études et pouvaient ainsi aisément rembourser. Sans crainte de la contradiction, le directeur justifia ces mesures financières par les origines sociales privilégiées des étudiants et les bonnes conditions d’études. Cet emprunt aux pratiques des business schools pouvait cependant difficilement être présenté comme une mesure de démocratisation.

L’institution affiche un objectif officiel - s’ouvrir - qu’interdisent largement les représentations - des effectifs ou de l’espace - d’une école du pouvoir. Ainsi, Sciences-Po a gardé ses locaux du 7e arrondissement alors que les grandes écoles ont été délocalisées vers la banlieue parisienne ou vers la province. L’image projetée d’une institution de reproduction de l’élite est associée à son inscription géographique dans un lieu central proche des institutions politiques (ministères et assemblées).

La continuité de l’institution et l’efficacité de sa fonction de reproduction sociale sont aussi conditionnées par une tension entre les impératifs de pérennisation du pouvoir et la valeur scientifique de l’institution. La politique malthusienne de la direction en matière de recrutement contribue à la protection d’un pouvoir interne garant de la reproduction d’élites sociales, mais au prix d’un affaiblissement de l’institution et donc, à terme, de sa capacité de légitimation. Le recours à des enseignants extérieurs peut-il compenser les faibles effectifs de professionnels permanents ? La déqualification scientifique relative est un risque au regard des établissements universitaires français et étrangers qui n’ont point à gérer des impératifs politiques de reproduction du pouvoir.

Pour la société, le danger est plus important et déjà présent. Si les élites sont formées aux mêmes façons de comprendre et d’agir, comment peuvent-elles seulement imaginer des solutions alternatives aux problèmes publics ? Les propriétés communes qui aident si bien à se comprendre - et souvent à s’entendre - enferment dans les routines et isolent du monde.

Alain Garrigou



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