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RÉSEAU SOCIAL SOLIDAIRE
RÉVÉLATIONS SUR LE COUP D’ÉTAT DE 1953

Quand la CIA complotait en Iran

Source : Le Monde Diplomatique
- Par Mark Gasiorowski

Octobre 2000

Pour la première fois, le 19 mars 2000, la secrétaire d’Etat américaine Madeleine Albright reconnaissait l’« implication » des Etat-Unis dans le coup d’Etat qui renversa le premier ministre iranien Mohammad Mossadegh en 1953. Pourtant, les circonstances de cette intervention restent mal connues. Un rapport de la CIA, divulgué en avril 2000 par le New York Times, révèle le rôle joué par les services secrets de Londres et de Washington dans un événement qui renversa les rapports de forces au Proche-Orient.

Il y a quelques mois, le New York Times reçoit le rapport officiel du coup d’Etat mené en 1953 par la CIA contre le premier ministre iranien Mohammad Mossadegh. Le 16 juin 2000, le journal publie ce récit sur son site Internet (1). Les noms de plusieurs personnalités iraniennes impliquées y sont effacés, mais la plupart d’entre elles sont désignées nommément sur un autre site (2). Ce document passionnant contient d’importantes révélations sur la manière dont cette opération fut menée, et toute personne intéressée par la politique intérieure de l’Iran ou la politique étrangère américaine devrait le lire.


Le coup d’Etat s’est produit pendant une période de grande effervescence de l’histoire iranienne et au plus fort de la guerre froide. Mohammad Mossadegh est alors chef du Front national, organisation politique fondée en 1949 et militant pour la nationalisation de l’industrie pétrolière, alors sous domination britannique, ainsi que pour la démocratisation du système politique. Ces deux questions passionnent la population, et le Front national devient rapidement le principal acteur de la scène politique iranienne. En 1951, le chah Mohammad Reza Pahlavi est contraint de nationaliser l’industrie pétrolière et de nommer Mossadegh premier ministre, provoquant une confrontation ouverte avec le gouvernement britannique. La Grande-Bretagne réagit en organisant un embargo général sur le pétrole iranien et engage des manoeuvres à long terme visant à renverser Mossadegh.

Les Etats-Unis décident tout d’abord de rester neutres et encouragent les Britanniques à accepter la nationalisation tout en essayant de négocier un arrangement à l’amiable, allant jusqu’à persuader Londres, en septembre 1951, de ne pas envahir l’Iran. Cette neutralité continue jusqu’à la fin de l’administration de Harry S.Truman, en janvier 1953, même si de nombreux dirigeants américains estiment déjà que l’obstination de Mossadegh crée une instabilité politique mettant l’Iran « en réel danger de passer derrière le rideau de fer » (page III du rapport). En novembre 1952, peu après l’élection du général Dwight D. Eisenhower à la présidence des Etats-Unis, de hauts responsables britanniques proposent à leurs homologues américains de mener conjointement un coup d’Etat contre Mossadegh. Ceux-ci répondent que l’administration sortante n’entreprendra jamais une telle opération, mais que celle d’Eisenhower, qui va entrer en fonction en janvier, déterminée à intensifier la guerre froide, serait probablement susceptible de le faire.

Le récit de la CIA rend bien compte de la manière dont fut préparée l’opération. Après autorisation du président Eisenhower en mars 1953, des officiers de la CIA étudient la manière dont pourrait être mené le coup d’Etat et se penchent sur le problème du remplacement du premier ministre. Leur choix se porte rapidement sur Fazlollah Zahedi, un général à la retraite qui avait déjà comploté avec les Britanniques. En mai, un agent de la CIA et un spécialiste de l’Iran travaillant pour le Secret Intelligence Service (SIS) britannique passent deux semaines à Nicosie (Chypre), où ils mettent au point une première version du plan. Des responsables de la CIA et du SIS la révisent, et une version définitive est écrite à Londres à la mi-juin.

Ce plan était divisé en six étapes principales. Tout d’abord, l’antenne iranienne de la CIA et le plus important réseau de renseignement britannique en Iran, alors dirigé par les frères Rashidian, devaient déstabiliser le gouvernement Mossadegh par le biais de la propagande et d’autres activités politiques clandestines. Fazlollah Zahedi organiserait ensuite un réseau constitué d’officiers capables de mener le coup d’Etat. Troisième étape, la CIA devait « acheter » la collaboration d’un nombre suffisant de parlementaires iraniens afin de s’assurer que le corps législatif s’opposerait à Mossadegh. Puis des efforts sérieux devaient permettre de persuader le chah de soutenir le coup d’Etat, ainsi que Zahedi, même s’il était établi que l’opération serait menée avec ou sans l’accord du monarque.

La CIA devait ensuite tenter, de manière « quasi légale » (page A3), de renverser Mossadegh en provoquant une crise politique au cours de laquelle le Parlement le destituerait. Cette crise serait provoquée par des manifestations de protestation organisées par des dirigeants religieux, qui persuaderaient le chah de quitter le pays, ou créeraient une situation forçant Mossadegh à démissionner. Enfin, si cette tentative venait à échouer, le réseau militaire monté par Fazlollah Zahedi s’emparerait du pouvoir avec l’aide de la CIA. « Par n’importe quel moyen »

Les trois premières étapes étaient en fait déjà entamées pendant la mise au point du « plan de Londres ». Le 4 avril, la section de la CIA à Téhéran reçoit 1 million de dollars destiné à « faire tomber Mossade[gh] par n’importe quel moyen » (page 3). En mai, elle déclenche, avec les frères Rashidian, une campagne de propagande contre Mossadegh et, on le suppose, mène d’autres actions clandestines contre ce dernier. Ces efforts redoublent de manière brutale au cours des semaines précédant le coup d’Etat (page 92).

La CIA prend contact avec Fazlollah Zahedi en avril, lui versant 60 000 dollars (et peut-être bien plus) afin qu’il « trouve de nouveaux alliés et influence des personnes-clés » (page B15). Le compte-rendu officiel nie que des officiers iraniens aient été achetés (page E22) ; il est toutefois difficile d’imaginer à quoi d’autre Fazlollah Zahedi aurait dépensé cet argent. La CIA n’en comprend pas moins rapidement que ce dernier « manque de détermination, d’énergie et de stratégie concrète » et qu’il n’est pas capable de monter un réseau militaire apte à mener un coup d’Etat. Cette tâche est donc confiée à un colonel iranien travaillant pour la CIA.

Fin mai 1953, la section de la CIA est autorisée à engager environ 11 000 dollars par semaine pour acheter la coopération de parlementaires, ce qui accentue fortement l’opposition politique à Mossadegh. Ce dernier réagit en appelant les élus qui lui sont fidèles à démissionner pour empêcher la formation du quorum, ce qui entraînerait la dissolution du Parlement. Pour le contrer, la CIA essaie alors de persuader certains élus de renoncer à leur démission. Début août, Mossadegh organise un référendum truqué au cours duquel les Iraniens se prononcent massivement pour la dissolution et la tenue de nouvelles élections. Cela empêche désormais la CIA d’exercer ses activités « quasi légales » même si elle continue à utiliser la propagande pour imputer à Mossadegh la falsification du référendum.

Le 25 juillet, la CIA entame une longue démarche de « pression » et de « manipulation » pour persuader le chah de soutenir le coup d’Etat et d’accepter la nomination de Fazlollah Zahedi au poste de premier ministre. Au cours des trois semaines suivantes, quatre émissaires rencontrent le chah presque chaque jour afin de le convaincre de coopérer. Le 12 ou 13 août, malgré ses réticences, il finit par accepter et signe les décrets royaux (firmans) révoquant Mossadegh et nommant Zahedi à sa place. La reine Soraya l’aurait persuadé d’agir ainsi (page 38).

Le 13 août, la CIA charge le colonel Nematollah Nassiri de remettre les firmans à Zahedi et à Mossadegh. Mais la longueur des négociations avec le chah a fragilisé le secret, et l’un des officiers impliqués révèle l’existence du complot. Mossadegh fait alors arrêter Nassiri, dans la nuit du 15 au 16 août, au moment où celui-ci s’apprête à remettre le premier décret, et plusieurs autres conjurés sont interpellés peu après. Prête à cette éventualité, la CIA avait préparé des unités militaires pro-Zahedi à s’emparer des points névralgiques de Téhéran. Mais les officiers disparaissent lorsque Nassiri est arrêté, faisant échouer cette première tentative.

Zahedi ainsi que d’autres personnes impliquées se réfugient alors dans des cachettes de la CIA. Le chah fuit en exil, d’abord à Bagdad, puis à Rome, et Kermit Roosevelt, directeur de la section locale de la CIA, annonce à Washington que le coup d’Etat a échoué. Peu après, il reçoit l’ordre d’abandonner l’opération et de revenir aux Etats-Unis.

Mais Kermit Roosevelt et son équipe décident d’improviser une autre tentative. Ils commencent par distribuer des copies des décrets du chah aux médias afin de mobiliser l’opinion publique contre Mossadegh. Au cours des jours suivants, leurs deux principaux agents iraniens mènent une série d’opérations « noires » visant le même objectif. Afin de dresser les Iraniens croyants contre Mossadegh, ils profèrent des menaces téléphoniques contre des chefs religieux et « simulent un attentat » contre la maison d’un ecclésiastique (page 37) en se faisant passer pour des membres du puissant parti communiste Toudeh. Le 18, ils organisent également des manifestations dont les participants prétendent appartenir au Toudeh. A l’instigation de ces deux agents, les manifestants saccagent les bureaux d’un parti politique, renversent des statues du chah et de son père, et sèment le chaos dans Téhéran. Réalisant ce qui est en train de se passer, le Toudeh recommande à ses membres de rester chez eux (p. 59, 63 et 64), ce qui l’empêche de s’opposer aux manifestants anti-Mossadegh qui envahissent les rues le lendemain.

Le matin du 19 août, ces derniers commencent à se rassembler à proximité du bazar de Téhéran. Le compte-rendu de la CIA décrit ces manifestations comme « partiellement spontanées », mais ajoute que « les circonstances favorables créées par l’action politique [de la CIA] contribuèrent également à [les] déclencher » (page XII). En effet, la divulgation des décrets du chah, les « fausses » manifestations du Toudeh et les autres opérations « noires » menées au cours des jours précédents poussèrent de nombreux Iraniens à rejoindre ces manifestations.

Plusieurs membres iraniens de l’équipe de la CIA mènent alors les manifestants dans le centre de Téhéran et persuadent des unités de l’armée de les épauler, incitant au passage la foule à attaquer le quartier général du Parti iranien favorable à Mossadegh et à incendier une salle de cinéma et plusieurs rédactions de presse (p. 65, 67 et 70). Des unités militaires anti-Mossadegh commencent dès lors à prendre possession de Téhéran, s’emparant de stations radio et d’autres points sensibles. De vifs combats se déroulent, mais les forces favorables au premier ministre sont finalement vaincues. Mossadegh lui-même se cache, mais se rend le lendemain.

Le compte-rendu de la CIA laisse deux questions essentielles en sus-pens. Tout d’abord, il n’éclaircit pas l’origine de la trahison qui fit échouer la première tentative de coup d’Etat, se contentant d’attribuer celle-ci à « l’indiscrétion d’un des officiers de l’armée iranienne impliqué » (page 39). Ensuite, ce texte n’explique pas comment l’action politique de la CIA favorisa l’organisation des manifestations du 19 août, ni quelle fut l’importance de cette action dans le déclenchement de ces manifestations. D’autres comptes-rendus, établis d’après des entretiens avec des participants de premier plan, suggèrent que l’équipe de la CIA aurait donné de l’argent à des chefs religieux, qui ne connaissaient probablement pas l’origine de ces fonds. Le rapport de la CIA ne confirme pas cette version. La quasi-totalité des personnes impliquées étant aujourd’hui décédées et la CIA affirmant avoir détruit la plupart des archives concernant cette opération, ces questions resteront peut-être sans réponse.

Il est également difficile de savoir qui est à l’origine de la fuite qui a permis la divulgation de ce rapport officiel et quelle est la véritable finalité de cette fuite. Dans l’article publié le 16 avril 2000, le New York Times explique seulement que le document a été fourni par un « ancien officier qui en conservait un exemplaire ». Coïncidence, un mois plus tôt, la secrétaire d’Etat Madeleine Albright, au cours d’un important discours destiné à promouvoir le rapprochement entre les Etats-Unis et l’Iran, avait reconnu pour la première fois que le gouvernement américain était impliqué dans le coup d’Etat et s’en est excusée (3). Beaucoup estiment que la fuite fut délibérément organisée par le gouvernement ou par une personne décidée à soutenir l’initiative de Mme Albright. Si tel est le cas, toutefois, il est difficile de croire que l’intégralité du rapport aurait été révélée, mais on ne peut exclure cette possibilité.

Mark Gasiorowski
Professeur de sciences politiques à l’université d’Etat de Louisiane, Baton Rouge.

(1) http://www.nytimes.com/libr ary/ world/mideast/ iran-cia-intro.pdf. Le document est daté de 1954 et signé Donald N. Wilber.

(2) http://cryptome.org/ cia-iran.htm. La technique utilisée par le New York Times était inopérante : il suffisait d’utiliser un ordinateur lent pour lire les noms avant que le cache noir s’affiche.

(3) Le Monde, 20 mars 2000.



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