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RÉSEAU SOCIAL SOLIDAIRE

Une histoire de la démocratie

Source : Cahier Plus de La Presse
- Par Jacques Dufresne

24 août 2005

DIX GRANDS MOMENTS DANS L’ HISTOIRE DE LA DEMOCRATIE

Thersite, simple soldat à la guerre de Troie.

L’Illiade, le livre fondateur de la civilisation occidentale, s’ouvre sous le signe d’une indomptable liberté de parole. Les assemblées succèdent aux assemblées. Dans l’une d’elles, le soldat Thersite s’adresse en ces termes au généralissime Agamemnon :

"Allons ! fils d’Atrée, de quoi te plains-tu ? Tes baraques sont pleines de bronze, tes baraques regorgent de femmes, butin de choix, que nous les Achéens, nous t’accordons à toi, avant tout autre, chaque fois qu’une ville est prise. [...] Ah ! poltrons ! lâches infâmes ! Retournons donc chez nous avec nos nefs et laissons-le là en Troade, à cuver ses privilèges."


Mauvais augure pour la démocratie, me direz-vous, parce que, devançant Nietzsche, Homère présente le citoyen Thersite comme un homme de ressentiment, qui est poussé vers l’égalité non par un idéal authentique mais par ses lacunes personnelles : "Son coeur connaît des mots malséants à foison ... Bancroche et boiteux d’un pied, il a de plus des épaules voûtées, ramassées en-dedans. Sur son crâne pointu s’étale un poil rare."

Après avoir parlé, Thersite sera battu par Ulysse, et chose plus triste encore, renié par ceux qui l’avaient applaudi quelques minutes auparavant.

"Il s’assied, pris de peur et, sous la souffrance, le regard éperdu, il essuie ses larmes. Et malgré tout leur déplaisir, les autres à le voir ont un rire content."

Pauvre Thersite ! Tu savais qu’on te battrait et qu’on te ridiculiserait... jusqu’à la fin des temps. Et tu as osé parler !

Car c’est la liberté de parole qui importe ici. Dans l’Illiade, juste avant Thersite, c’est Héra (Junon) qui tient tête à Zeus (Jupiter) l’invitant à faire attention au geste qu’il s’apprête à poser en faveur des Troyens sur les conseils de la trop belle Thétis !

L’égalité entre les femmes et les hommes et le droit de parole qui l’accompagne existait donc déjà chez les Grecs du temps d’Homère, parmi les dieux, sinon parmi les hommes.

Et dans la toute première scène de l’Illiade, le plus vaillant des guerriers, Achille, s’adresse publiquement à Agamemnon en des termes qui, en d’autres temps, l’aurait conduit au peloton d’exécution :

"Ah ! Coeur vêtu d’effronterie et qui ne sait songer qu’au gain ! Comment veux-tu qu’un achéen puisse obéir de bon coeur à tes ordres ! [...] Sac à vin ! oeil de chien et coeur de cerf ! ..."

Mais le droit de parole dans l’Illiade ne prouve pas qu’Homère est un démocrate. La liberté de parole n’est pas incompatible avec la monarchie. En France, sous le bon roi Henri IV, elle était peut-être plus grande qu’elle ne l’est aujourd’hui.

Monarchistes et démocrates ont les uns et les autres d’excellentes raisons de se réclamer d’Homère. Dans l’Illiade on trouve en effet ces mots : "Avoir trop de chefs ne vaut rien, qu’un seul soit chef..."

Mais peut-être Homère ne songeait-il qu’à l’armée quand il parlait ainsi, car voici comment, dans la seconde de ses oeuvres, l’Odyssée, les hommes civilisés, dont il est, se situent par rapport aux barbares Cyclopes : "Nous arrivâmes à la terre des Cyclopes, ces géants sans lois [...]Ils n’ont ni assemblées délibérantes ni lois [...] Chacun fait la loi à ses enfants et à ses femmes, sans souci l’un de l’autre."

Les lois créent l’ÉGALITÉ, les assemblées délibérantes rendent la LIBERTÉ possible. Le souci l’un de l’autre fait la FRATERNITÉ. La première définition de la démocratie n’a donc jamais été dépassée.

L’essentiel du message d’Homère n’est toutefois pas là. Il est dans le fait que le poète se tient au-dessus de la mêlée, ne prenant parti ni pour les Grecs ni pour les Troyens, mais montrant avec la même compassion les uns et les autres victimes des mêmes passions. Dès lors, il était possible de croire qu’il y a dans le monde un principe autre que la force, qu’il existe des êtres capables par leur intelligence de s’élever jusqu’à l’universel et, par leur coeur, d’adoucir les méfaits de la force déjà subie.

La finalité des cultures et la mission des éducateurs étaient ainsi établies pour toujours, sous la forme d’une question : quelle est la source d’une inspiration comme celle d’Homère et comment accéder à cette source ?  600 : Solon ( 640, 560)

Solon : législateur d’Athènes, l’un de sept sages de la Grèce. Le maître à penser de l’Occident chrétien, Aristote, avait toujours les yeux tournés vers Solon quand il traitait de politique ; quand ils ont voulu introduire les lois écrites dans leur République, les Romains ont envoyé une délégation de sénateurs étudier les lois de Solon à Athènes.

Dans de nombreux pays africains d’aujourd’hui, les femmes travaillent de façon servile une terre immense appartenant à un puissant personnage. Six siècles avant-Jésus Christ, Solon a indiqué la voie à suivre pour combattre une telle injustice. Athènes, c’est-à-dire la ville comme telle et la campagne environnante, était dominée par quelques grands propriétaires terriens qui subordonnaient tout à leurs intérêts. Tôt ou tard les rares paysans demeurés libres étaient obligés d’emprunter de l’argent à l’un d’entre eux. Celui qui ne pouvait pas rembourser son créancier en espèces lui cédait une partie de sa terre, à défaut de quoi, il devait payer de sa personne en se constituant esclave. Le grand poème d’Hésiode, Les travaux et les jours, est empreint de ce malheur.

Bien qu’aristocrate lui-même, Solon a éprouvé une telle compassion pour les petits paysans qu’il a réussi à faire adopter des lois justes à leur égard ; des lois telles que sans que les grands en soient inutilement et démesurément humiliés, les dettes fussent effacées et les petits paysans habilités à devenir propriétaires. Les prêts sur la personne et autres abus de même nature allaient désormais être considérés comme barbares. L’État de droit venait d’être instauré. Il était accompagné de réformes politiques et juridiques qui donnaient au peuple une participation réelle au pouvoir.

Nous sommes aux environs de 600. La démocratie ne sera pleinement instaurée qu’un siècle plus tard. Après avoir reçu les lois de Solon, le peuple d’Athènes plébiscita Pisistrate, qui devint un tyran, mot auquel il ne faut toutefois pas donner un sens trop péjoratif dans ce contexte. Pisistrate, contre toute attente, allait respecter et faire respecter les lois de Solon. C’est un autre tyran de même qualité, Clisthène, qui achèvera la grande réforme. Les citoyens allaient désormais être définis par leur appartenance à un dème (village ou quartier) plutôt que par leur appartenance à une lignée. On n’allait plus dire Socrate fils de, mais Socrate du dème de. Vue sous cet angle la démocratie apparaît comme le passage d’une référence au temps à une référence à l’espace.

Désormais le pouvoir appartenait vraiment au peuple qui l’exerça de façon directe et qui, bien vite, en abusa. Pour empêcher un riche de prendre trop d’ascendant, on pouvait le bannir en recueillant à cette fin 6,000 signatures. Les démagogues, qui suivent la démocratie comme les charognards suivent les proies faciles, utilisèrent bientôt cette loi, qui était nécessaire au début, pour éliminer leurs adversaires. Les mêmes démagogues distribuèrent des jetons de présence aux juges et autres magistrats. Et ce fut le début d’une gangrène bureaucratique incurable.

Si bien que la même démocratie qui avait permis aux Athéniens de vaincre les Perses allait être cause de leur défaite devant les Spartiates cinquante ans plus tard. C’est l’une des raisons pour lesquelles Socrate ( 470, 399), Platon ( 427, 347) et Aristote ( 384, 422), (dans une moindre mesure) allaient se montrer très sévères pour le régime démocratique. Quelques beaux mots de Solon

On lui demanda un jour quelle était la ville la mieux policée : "C’est répondit-il, celle où tous les citoyens sentent l’injure qui a été faite à l’un d’eux et en poursuivent la réparation aussi vivement que celui qui l’a reçue".

"Les hommes gardent les conventions qu’ils ont faites entre eux quand aucune des parties contractantes n’a intérêt à les violer. Je ferai donc des lois si conformes aux intérêts des citoyens, qu’ils croiront eux-mêmes plus avantageux de les maintenir que de les transgresser."

Solon, nous dit Plutarque, "accomodait bien plus les lois aux choses que les choses aux lois. [...]Et il croyait juste de fournir aux besoins et non à la paresse."

On serait fidèle à l’esprit de ces lois en disant que nul ne devrait recevoir l’aide de l’État sans être tenu en retour de rendre des services à la société.

Le poème fondateur

Ô Temps sois mon témoin ! Et toi, ô noire Terre, Mère de tous les dieux ! Toi que j’ai délivrée Des bornes dont tu fus bassement encombrée Par les accapareurs ! Toi que j’ai affranchie ! Redressant la Justice indignement gauchie, J’ai ramené dans leurs foyers par Zeus bâtis Les exilés, innocents ou non, engloutis Dans le malheur, vendus, chassés ou bien partis D’eux-mêmes et si lontemps errant à l’étranger En proie à la misère, au malheur, au danger, Qu’ils avaient oublié la langue de leurs pères ! Et d’autres qui tremblaient sous un injuste maître, Ici même, opprimés, je les ai fait renaître, Et de nouveau, grâce à mes lois, les voilà libres ! J’ai réparé, j’ai joint, j’ai rapproché les fibres Aidant les pauvres, juste envers les gens prospères, En haut ainsi qu’en bas, j’ai placé l’équité. Un cupide et un lâche eût peut-être hésité Sans savoir diriger ou tenir en respect La foule. Je n’ai pas pour être moins suspect À certains, transigé, pactisé ; quand les chiens attaquent, le loup les tient en respect ; les biens reçus grâce à mes lois, ils n’osaient en rêver, et de meilleurs que moi vont plus tard m’approuver. J’empêchai que chacun, à son gré n’écrémât Le lait de tous. Et quand la colère enflamma Les deux partis, moi seul, entre eux médiateur, Je me tins...  485 : Cincinnatus

Sur tous les monuments qui furent construits à Rome entre 509 et 30 on trouve cette inscription : S.N.P.Q.,Senatus populusque romanus (le Sénat et le peuple romains).

Le Sénat était une assemblée aristocratique, l’apanage des deux cents familles de fondateurs, propriétaires terriens pour la plupart, du moins au début.

Pendant longtemps le peuple dut se contenter de voir son nom sur les monuments. Puis un jour il fit la grève en se retirant sur l’une des collines de Rome : plus de soldats ni d’ouvriers pour les sénateurs !

La patrie en danger reconnut des pouvoirs au peuple : le sénat avait ses deux consuls, le peuple aurait ses deux tribuns. Ces tribuns eurent de réels pouvoirs. Ils étaient toutefois choisis et proposés par le sénat : le peuple ne pouvait que dire oui ou non.

En 451, l’année même où une délégation de sénateurs se rendit à Athènes, les douze tables, fondement du droit romain, dont le nôtre s’inspire toujours, furent écrites. On peut dire qu’à partir de ce moment l’État de droit exista à Rome, mais non la démocratie. La République romaine fut en réalité une implacable oligarchie. L’oligarchie est le gouvernement par quelques-uns, en général les plus riches.

C’est pourtant à Rome que les démocrates modernes, Rousseau et Montesquieu notamment, ont trouvé leur inspiration. Dans la littérature toutefois, plus que dans la réalité historique.

Les historiens romains de l’époque classique (fin de la république, début de l’empire) ont créé le modèle vieux romain, en partie mythique, en partie fondé sur la réalité. Tite-Live par exemple raconte l’histoire de Cincinnatus, le patricien paysan qui a sauvé sa patrie, sans rien lui demander en retour. Un jour ( 485), une délégation de sénateurs est venue le rencontrer alors qu’il labourait ses terres ; elle lui proposa d’être dictateur de Rome pendant quelques semaines, le temps de vaincre les Eques. Cincinnatus remplit sa mission puis revint à sa charrue sans songer à conserver le pouvoir et sans demander de récompense.

Le citoyen a d’abord des devoirs. Sa liberté c’est sa responsabilité. Jean-Jacques Rousseau, qui apprit le latin chez les Jésuites, et Montesquieu qui fréquenta un collège oratorien, furent tous deux élevés dans le culte du modèle vieux romain. Le premier en tira les bases de son contrat social de même que l’idée que l’homme naît bon et qu’il est corrompu par la société (quand elle est trop évoluée). Le second en tira sa célèbre définition de la vertu et tout en demeurant un défenseur des privilèges de la noblesse dont il était, il proclama que la démocratie était le meilleur des gouvernements.

Ces idéaux romantiques combinés avec le réalisme des colons anglo-saxons d’outre-Atlantique donnèrent la constitution américaine.

Peu après la déclaration de l’indépendance, un groupe d’officiers français et américains formèrent un club : les Cincinnati. Ce mouvement aura assez d’importance pour qu’une ville de l’État de New-York lui emprunte son nom.

Le président Kennedy a tenté d’enrôler tous les Américains dans ce club en leur disant : "Ne vous demandez pas ce que l’État peut faire pour vous, demandez-vous ce que vous pouvez faire pour lui."  59 : À Rome, fondation du premier Journal Les Acta Diurna

Le champion de la cause populaire à Rome fut Jules César, ( 100, 44) mieux connu toutefois comme fondateur de l’empire. Chemin faisant, César inventa le premier journal, ce qui lui permit de réduire la puissance du Sénat.

Depuis plus d’un siècle, Rome se trouvait dans la même situation que la Grèce d’avant Solon. Les arrivages massifs d’esclaves avait permis aux grands propriétaires d’Italie d’accroître leurs propriétés et de chasser les petits paysans du domaine agricole. Les prêts usuraires là encore eurent des effets catastrophiques.

Une grande dame, Cornélie, fille d’un Scipion et belle-mère d’un autre Scipion, prit fait et cause pour la plèbe romaine. Cette femme qui savait le Grec et tenait salon éleva ses deux fils Tiberius et Gaius dans un esprit de justice rappelant celui de Solon. Élus tribuns successivement, il furent tous deux assassinés par les sénateurs. Leur crime était d’avoir fait voter des lois agraires favorables aux pauvres. Ce sont ces assassinats et non les manoeuvres de César qui marquèrent la fin de l’État de droit dans Rome.

Les Grecques étaient de très grands orateurs. On a conservé ce discours de Tiberius : "Les bêtes sauvages, s’écrie-t-il devant l’assemblée, les bêtes sauvages répandues dans toute l’Italie, ont chacune leur trou, leur tanière et leur repaire ; et ceux qui combattent pour l’Italie n’ont que l’air et la lumière, et puis rien : sans maison, sans demeure fixe, ils errent avec leurs enfants et leurs femmes. Les généraux mentent lorsque, dans les batailles, ils engagent les soldats à combattre les ennemis pour la défense des tombeaux et des temples : parmi tous ces Romains, il n’y en a pas un qui ait un autel paternel, un tombeau d’ancêtres. Ils font la guerre et ils meurent uniquement pour le luxe et l’opulence d’autrui : on les appelle maîtres du monde et ils n’ont pas à eux une motte de terre."

César épousa la cause du peuple à sa manière, c’est-à-dire efficacement, au moyen d’un mélange de ruse et de force sans égal dans l’histoire. Il a bien vite compris qu’il lui fallait soumettre le Sénat. Pour cela, il avait besoin de la force militaire ; il l’acquit en faisant la conquête des Gaules.

Il avait aussi compris que l’autorité du Sénat tenait en partie au fait que ses délibérations étaient tenues secrètes. Il eut l’idée de les faire transcrire et de les afficher chaque matin sur les murs du forum. Il appela ces transcriptions Acta Diurna. Le premier journal était fondé. Ce fut un dur coup pour les oligarques. Le peuple romain avait enfin accès à l’information.

César fut bientôt en mesure de faire appliquer la lex iulia agraria. Et comme les Gracques, pour les mêmes raisons, il fut assassiné par des sénateurs. César avait toutefois prévu cette éventualité. Par testament il avait confié ses pouvoirs impériaux à un certain Octave (le futur empereur Auguste) qui aura sa force, mais non sa magnanimité. César avait en effet l’habitude d’accorder son pardon à ses plus irréductibles adversaires. Auguste montra moins de détachement.

Il sera toujours permis de penser que César rêvait d’une république idéale plutôt que d’un pouvoir personnel qu’il semble avoir dédaigné dès qu’il l’eût acquis. On croirait en effet qu’il a été complice du complot de Brutus, tant il a été indifférent aux rumeurs qui l’en avaient averti. Saint Benoît (480, 547) père des élections

César n’eut qu’un ennemi, le seul sénateur romain qu’il ne put ni vaincre ni corrompre : un honnête imbécile appelé Caton d’Utique. À la suite de la dernière grande bataille que César eut à livrer, l’irréductible Caton se suicida plutôt que de donner à son illustre adversaire l’occasion de lui accorder son pardon. César ne le lui pardonna pas.

Caton fut le dernier digne représentant d’un Sénat qui fut tout de même l’une des institutions les plus stables et, somme toute, les plus dignes - du moins dans l’adversité - que l’humanité ait connues. Il faudra attendre plus de quinze siècles pour retrouver dans un pays des institutions qui se rapprochent autant de la démocratie.

Entre temps, que se passa-t-il ? Ma surprise fut grande quand, dans le magistral ouvrage de Jean Baechler, La démocratie (Calmann Lévy, Paris 1985), j’ai trouvé une réponse à ma question :

"Pour le choix de l’abbé, l’élection a été retenue par saint Benoît au VIe siècle, toutes les autres techniques étant impossibles ou inadéquates. Le monachisme occidental est ainsi devenu par la force des choses et non de propos délibéré, un véritable laboratoire des pratiques électorales pendant au moins cinq siècles. Elles ont servi de modèles aux communes italiennes, avant d’être reprises par les régimes parlementaires. Les démocraties modernes ne doivent rien, en matière de techniques électorales aux démocraties antiques, dont l’expérience avait été oubliée, elles doivent tout aux ordres monastiques."

Il faut pour être élu abbé une majorité des deux tiers. Tous les moines sont éligibles et la cabale est interdite. Les partis politiques le sont aussi ipso facto. Belle occasion de rappeler que les partis politiques ne vont pas de soi dans la tradition démocratique. Le système des partis a toujours eu des adversaires, même parmi les démocrates les plus irréprochables. Voici l’opinion d’une illustre contemporaine, Simone Weil : "Les gens de 1789 n’auraient jamais cru possible qu’un représentant du peuple pût abdiquer sa dignité au point de devenir le membre discipliné d’un parti. Rousseau d’ailleurs avait montré clairement que la lutte des partis tue automatiquement la République. Il en avait prédit tous les effets." (Quand elle a écrit ces lignes vers 1942, dans L’Enracinement, Simone Weil avait à l’esprit la IIIe république française, catastrophique à ses yeux.)

Les monastères ont aussi été les conservatoires de l’État de droit. Une fois élu, l’abbé n’exerce pas son pouvoir arbitrairement ; il est soumis à une admirable constitution : la règle de saint Benoît qui prévoit notamment que l’assemblée des moines est obligatoirement consultée pour toute désision importante. "La force de la règle se saint Benoit réside dans l’union de principes immuables avec la plus grande somme de libertés dans les détails, liberté laissée non aux individus mais à l’abbé." (Dom Schmitz) 1215...1689 : La longue transition anglaise

Il y a des inégalités naturelles entre les êtres humains. L’harmonie sociale et le bien commun supposent le respect de la hiérarchie qui en résulte. Le mot hiérarchie vient du grec hieros qui veut dire sacré. Au sommet de la hiérarchie, il y a le roi, lequel tient son autorité de Dieu. C’est ainsi que la chrétienté aura adapté à ses idéaux l’empire fondé par César et par là établi la philosophie qui s’imposera dans l’Europe et ses colonies jusqu’à la fin du XVIIIe siècle. "Chaque être est éternel à sa place", "il faut préférer l’injustice au désordre" dira Goethe à la fin de cette longue époque.

Au Moyen Âge, saint Thomas d’Aquin, le grand continuateur chrétien d’Aristote, aura été le principal artisan de cette vision de la cité. L’homme, avait écrit Aristote, est un zoon politikon, un animal politique. Le mot politique vient de polis qui veut dire cité. Dire que l’homme est un zoon politikon c’est donc dire qu’il est doué par la nature de la sociabilité qui rend possible la vie harmonieuse dans une cité.

Il faut avoir ces idées générales à l’esprit pour bien comprendre comment la démocratie est apparue dans l’Occident moderne. Le pouvoir du peuple s’accroîtra dans le sillage de l’idée de contrat, présentée sous diverses formes par Hobbes, Locke et Rousseau. Or l’idée de contrat marque une rupture radicale par rapport à celle de la sociabilité naturelle : on passe d’un pacte irrévocable imposé par la nature, à un pacte révocable signé par des êtres libres et égaux.

C’est en Angleterre que ces nouvelles idées recevront leurs première formulation marquante. C’est en Angleterre également qu’avait été signé dès 1215 un contrat, appelé la Grande Charte, qui limitait les pouvoirs du roi, mettant un frein dans ce pays à la montée vers l’absolutisme dont Philippe II en Espagne et Louis XIV en France seront les plus illustres représentants. C’est Jean Bodin qui sera le théoricien de cet absolutisme. C’est au même Jean Bodin que l’on doit la définition de la souveraineté à laquelle on se réfère encore aujourd’hui.

La Grande Charte marque le début non pas de la démocratie, mais de la monarchie constitutionnelle, c’est-à-dire celle où le pouvoir du roi est limité à la fois par une constitution et par des notables qui sont en mesure d’en imposer le respect.

La Grande Charte contient ce texte qui rappelle les lois de Solon et celle des Gracques. "Nul homme libre ne sera pris, emprisonné, dessaisi de sa terre, mis hors la loi, exilé ou détruit de toute autre manière et que le roi ne marchera pas contre lui et ne fera pas marcher contre lui, sauf par jugement légal de ses pairs et par la loi du royaume."

Ce texte sera à l’origine de l’Habeas corpus (que tu aies un corps) qui recevra sa forme définitive dans l’Angleterre révolutionnaire du XVIIe siècle. Un suspect ne pourra pas être considéré comme coupable et donc détenu tant que la preuve de sa culpabilité n’aura pas été établie. C’est ainsi que l’Angleterre s’imposera comme le paradis des droits individuels.

La révolution du XVIIe siècle sera l’oeuvre des puritains, protestants de stricte observance, farouchement anti-papistes, lesquels, paradoxalement, voudront appliquer des idées apparentées à celles que le plus grand des humanistes catholiques, Thomas More, aura présentées dans L’Utopie : modération, tolérance, liberté, justice.

Notons qu’à l’origine de la révolution anglaise, dont les divers épisodes s’étalent de 1642 à 1689, il y eut un problème agraire analogue à celui que Solon avait résolu à Athènes. À partir de 1689, moment où les partis Whigs et Tories sont apparus, le parlement eut un rôle important, mais le mot people dans l’esprit de beaucoup de gens désignait les propriétaires et non l’ensemble des habitants du pays. Les puritains anglais ont attaché beaucoup plus d’importance à l’idée de liberté qu’à celles d’égalité et de fraternité. À la fin du XVIIIe siècle, à peine 250,000 sujets britanniques auront le droit de vote.

Le grand mérite de l’Angleterre n’est pas d’avoir fait progresser la démocratie, mais d’avoir maintenu, dans le respect des droits, un équilibre durable entre les trois grandes formes de gouvernement : la monarchie, l’aristocratie et la démocratie. 1789...1917 : La marche forcée vers l’égalité 1789 : Révolution française 1917 : Révolution russe

Cornélie, la mère des Gracques, eut tant de brillantes émules dans la France du XVIIIe siècle qu’une grande révolution eut lieu dans les salons et une autre ensuite dans la société.

Les idées qui triomphèrent dans les salons étaient depuis longtemps portées par les faits. "Lorsqu’on parcourt les pages de notre histoire, écrit Tocqueville dans De la démocratie en Amérique, on ne rencontre pour ainsi pas de grands événements qui, depuis sept cents ans, n’aient tourné au profit de l’égalité. Les croisades et les guerres des Anglais déciment les nobles et divisent leurs terres ; l’institution des communes introduit la liberté démocratique au sein de la monarchie féodale ; la découverte des armes à feu égalise le vilain et le noble sur le champ de bataille ; l’imprimerie offre d’égales ressources à leur intelligence ; la poste vient déposer la lumière sur le seuil de la cabane du pauvre comme à la porte du palais ; le protestantisme soutient que tous les hommes sont également en état de trouver le chemin du ciel. L’Amérique, qui se découvre, présente à la fortune mille routes nouvelles, et livre à l’obscur aventurier les richesses et le pouvoir."

Dans la France d’avant 1789, les paysans constituaient 85% de la population. Or la quasi totalité d’entre eux ont été des témoins et non des acteurs de la révolution. Quant aux ouvriers, auquels des historiens comme Michelet ont accordé un rôle décisif, ils contribuèrent surtout à faire passer le pouvoir de l’aristocratie vers la bourgeoisie. Il est donc faux de penser que la révolution de 1789 porta le peuple français au pouvoir.

Après la révolution russe de 1917, une autre interprétation de la révolution française s’imposa : 1789 n’avait été qu’une étape vers 1917. Il fallait que la première révolution fût celle des bourgeois pour que la révolution du peuple soit possible.

L’échec du communisme porte durement atteinte à la théorie du progrès qui soustend cette conception de l’histoire. Et par delà l’idée de progrès, c’est l’idée que l’on se fait de la maitrise de l’homme sur la nature qui est ébranlée.

Le corps humain, comme le corps social, fait partie de la nature. L’homme traditionnel s’était contenté de vouloir composer avec ces réalités. L’homme moderne a eu comme projet d’en devenir maître et souverain.

Vésale dessinait les muscles du corps humain au moment où Machiavel faisait l’analyse du corps social. Descartes énoncait la théorie du corps machine au moment ou Hobbes précisait celle de la société machine. Tout réduire aux forces constitutives et faire ensuite l’analyse de ces forces pour mieux les maîtriser ! Voilà le programme de la modernité. Le but, pour ce qui est du corps humain, c’est l’artifice parfait, c’est Frankenstein, le bipède rationnel fabriqué de main d’homme. Mais Frankestein était un monstre. L’équivalent de Frankenstein dans le corps social, la société communiste, allait aussi être un monstre. Quant à la maîtrise de l’homme sur la nature et la vie en général, elle risque fort de tourner au cauchemar.

Comment composer avec un monde que nous avons déformé en voulant lui imposer notre forme ? Cette question qui est au coeur du débat sur l’environnement, est aussi au coeur du débat politique. Abraham Lincoln, Le discours de Gettysburg

Le principal rédacteur de la Constitution américaine, Thomas Jefferson, avait lui-même des esclaves dans ses plantatations du Sud et il ne les a pas affranchis après avoir proclamé solennellement que tous les hommes sont égaux en droit. Il faut supposer que les Noirs n’étaient pas des hommes à ses yeux.

C’est pourquoi il convient de situer le triomphe de la démocratie en Amérique au moment de l’abolition de l’esclavage, après la victoire des armées du Nord, lors de la guerre de sécession.

Le discours de Lincoln prononcé au milieu de la guerre sur le champ de bataille de Gettysburg est d’une inspiration plus élevée que la Déclaration d’indépendance, dont il est d’ailleurs une critique à peine voilée. Sous le plume de Jefferson le mot égalité n’était encore qu’un mot or ce sont les actes qui, aux yeux de Lincoln, importent :

"Il y a quatre-vingt sept ans nos pères donnèrent naissance sur ce continent à une nouvelle nation conçue dans la liberté et vouée à la thèse selon laquelle que tous les hommes sont créés égaux.

"Aujourd’hui nous sommes engagés dans une grande guerre civile dont le but est de vérifier si cette nation, ou toute autre nation conçue dans un tel esprit et vouée à une telle cause, peut être viable.

"Nous sommes réunis sur un des grands champs de bataille de cette guerre.

"Nous sommes venus pour faire d’une partie de ce champ un lieu sacré, où pouuront jouir de leur dernier repos ceux qui ont donné leur vie pour que cette nation puisse vivre.

"Il était à la fois opportun et approprié que nous agissions ainsi.

"Mais, en toute vérité, il ne nous est possible ni de dédier, ni de consacrer, ni de bénir cette terre.



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