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Les humanitaires victimes des logiques d’EtatSource :Le Monde Diplomatique / 3 mai 2008
Enlevé le 3 avril dans le sud-ouest de l’Afghanistan avec sa collègue Céline Cordelier - relâchée entre-temps -, M. Eric Damfreville, membre de l’organisation non gouvernementale Terre d’enfance, a été libéré le 11 mai par les talibans. Cet épisode marque les contradictions fréquentes auxquelles doivent faire face les humanitaires, pris au piège entre groupes armés incontrôlés, interventions militaires de leurs pays d’origine, rapports de forces internationaux et accès aux victimes des conflits. A la fin des années 1970, la génération des associations humanitaires « sans frontières » s’est construite sur un certain nombre de repères : le caractère areligieux des organisations, leur apolitisme, la nécessité d’un accès universel aux victimes, une affirmation d’indépendance par rapport aux Etats, y compris dans l’origine des financements, ainsi qu’une volonté de pouvoir rendre compte de situations constatées sur le terrain afin de témoigner des réalités sanitaires ou des mécanismes générant des situations parfois dramatiques. Pour pouvoir accéder aux victimes et revendiquer une certaine liberté d’expression, il est de première importance de n’apparaître ni partie prenante dans des conflits qui déchirent certains pays, ni dépendant de la politique de la nation d’origine de l’organisation. Toutefois, sur les lieux de conflit, des évolutions récentes ont rendu plus complexe la perception du positionnement des organisations non gouvernementales (ONG). Les recompositions politiques intervenues après 1989 et l’implosion de l’Union soviétique ont eu, entre autres conséquences, celle de réactiver les antagonismes culturels, ethniques ou religieux (réels ou instrumentalisés) dans un certain nombre de régions ou de pays. Ainsi la question religieuse - et en particulier les clivages entre l’Occident et le monde arabo-musulman - est-elle devenue une préoccupation centrale pour les humanitaires. Il faut la mettre en perspective avec un autre phénomène contemporain d’importance, qui est la mondialisation de l’information. Quand, début février 2006, surgit en Europe le débat autour de la publication au Danemark des caricatures du prophète Mahomet, l’« affaire » fait le tour de la planète. Le 12 février, sous la pression, les ONG scandinaves doivent réduire leurs effectifs et préparent l’évacuation de leur personnel au Darfour, région du Soudan située à des milliers de kilomètres de Copenhague... La question religieuse apparaît ici comme le puissant vecteur d’un effet papillon : un battement d’ailes provoqué par des dessins parus dans un journal européen entraîne en cascade une crise de dimension internationale et des inquiétudes majeures, qui divisent la classe politique et crispent (plus ou moins spontanément) la communauté musulmane mondiale. Ces événements montrent une nouvelle fois combien les associations humanitaires ont du mal à se situer hors des grandes lignes de fracture internationales et à échapper aux instrumentalisations de tous bords. En Irak, en Afghanistan, en Tchétchénie, au Pakistan, ces questions sont de nos jours particulièrement sensibles. Pour des raisons différentes, ces pays sont devenus des terres d’expression de tensions entre l’Occident et le monde arabo-musulman. Ce sont aujourd’hui des lieux emblématiques de ce que d’aucuns interprètent comme un « choc » entre un Occident conquérant, les « croisés », et un djihadisme lui-même parti en guerre tous azimuts contre les kuffar (« infidèles »). A la radicalisation des clivages ethniques et religieux, il convient d’ajouter, comme carburant de la violence, l’émergence d’une délinquance de droit commun provenant de la démobilisation, sans réelle stratégie de réinsertion, de groupes armés et de guérillas : des pays comme le Salvador, le Guatemala, la Tchétchénie ou l’Angola en constituent des exemples. Il n’est plus neutre d’être un volontaire français en Côte d’Ivoire, américain dans la bande de Gaza, chrétien en Afghanistan ou au Pakistan. Cette situation remet en cause le cadre de référence des organisations humanitaires. La part croissante dans leurs budgets de financements institutionnels, en particulier européens (l’Union européenne est le premier financeur mondial), est venue renforcer cette suspicion en permettant que l’acte de solidarité des humanitaires soit confondu avec les positions géostratégiques des pays donateurs. D’autant que les logiques économiques conduisent parfois les ONG, par opportunisme à l’égard de certains financements, à s’engager dans des programmes qui peuvent en faire de véritables prestataires de service utilisés comme éléments complémentaires des stratégies militaires. Or, dans certains contextes, l’argent a une odeur. Qui doit intervenir au Darfour ?Toutes ces évolutions conduisent les humanitaires à accorder une attention majeure aux questions de sécurité. Deux situations de natures différentes peuvent conduire à brouiller la perception globale des liens entre humanitaires et militaires, même si dans les deux cas c’est de sécurité qu’il s’agit. Les situations « d’amont » - où des ONG extérieures à la zone de conflit peuvent se trouver dans la situation de demander une intervention armée internationale - en constituent la première modalité. La préoccupation centrale est ici d’agir sur les mécanismes conduisant à des désastres majeurs, de séparer les belligérants, de protéger les populations civiles et de permettre l’accès des équipes soignantes aux victimes. Il s’agit fondamentalement d’appeler à des interventions relevant de l’application du droit international humanitaire (DIH) et de résolutions du Conseil de sécurité des Nations unies. D’autres situations peuvent conduire à agir avec l’aide ou sous la protection de forces armées internationales, pour des raisons de logistique ou de sécurité, dans des cas où le déploiement a été décidé par la « communauté internationale » en dehors de toute interpellation des ONG. La situation au Darfour illustre ces scénarios et les hésitations et tensions qu’ils induisent chez les humanitaires. Dans cette région de l’ouest du Soudan (1), plusieurs ONG internationales, dont Médecins du monde, font le constat d’un recul constant de leur capacité à accéder aux victimes hors des camps de déplacés et d’une recrudescence des actions violentes à l’égard de la population et des personnels humanitaires. Dans un tel contexte, certains mouvements d’opinion, tel le collectif Urgence Darfour, plaident pour différentes mesures dont le déploiement de casques bleus en lieu et place des troupes de l’Union africaine, présentes mais dont les moyens et le mandat sont notoirement insuffisants pour assurer une protection effective des populations. Ces positions se heurtent à de fortes réticences des ONG de terrain. Nous ne nous reconnaissons pas dans l’analyse de ce collectif visant à réduire le conflit du Darfour à la lutte entre un islam radical et un islam modéré. Il s’agit d’une lecture simplificatrice et manichéenne qui organise une nouvelle forme de bipolarité mondiale. Les ONG internationales n’ont pas à « choisir » les acteurs d’un déploiement militaire. Si, à leur demande, étaient déployées des troupes, le maintien de leur présence sur le terrain viendrait alors renforcer la symbolique de la connivence entre les démarches d’intervention médicale et les démarches militaires. Mais si, malgré une telle demande, des troupes des Nations unies n’étaient pas mandatées, cet appel, immédiatement interprété et/ou utilisé par les autorités soudanaises comme un acte hostile destiné à justifier l’intervention de troupes non africaines, pourrait conduire à l’expulsion de l’ensemble des ONG, laissant sans soins et sans témoins la population du Darfour. Cette interpellation aboutirait ainsi au contraire de l’effet recherché. C’est dire combien ce type de réflexion est délicat ; c’est aussi l’occasion de souligner que de telles décisions d’intervention ne peuvent faire l’objet de manœuvres dilatoires des pouvoirs politiques ou des Etats au prétexte fallacieux que seules les interpellations des humanitaires doivent servir de détonateur à la mise en œuvre d’un hypothétique droit d’ingérence. Les catastrophes naturelles constituent des situations particulières où l’affichage d’une proximité entre humanitaires et militaires est, du moins en théorie, moins lourd de conséquences quant aux risques de confusion. Néanmoins, elles ne sont pas sans risques, certaines régions victimes de tels cataclysmes n’étant pas exemptes de conflits internes. Le Sri Lanka touché par le tsunami en constitue un exemple. Plusieurs mois après le raz de marée, et malgré le relatif statu quo qui s’instaura entre forces gouvernementales et mouvement de l’opposition armée des Tigres tamouls (2), le conflit endémique a repris ses droits, aboutissant, le 5 août 2006, à l’assassinat de sang-froid de dix-sept employés locaux de l’association Action contre la faim. D’autre part, quand ces catastrophes surviennent dans des contextes politiques non conflictuels, même s’il n’y a pas de conséquences locales immédiates, les interventions conjointes entre forces armées occidentales et humanitaires d’origine européenne contribuent à long terme à alimenter la confusion des images. Ce brouillage est par ailleurs entretenu par les évolutions des modalités d’intervention des forces armées elles-mêmes, soit qu’elles développent des actions humanitaires de type civilomilitaire, soit qu’elles aient recours - ce qu’elles font de plus en plus souvent - à des sociétés militaires privées. Il s’instaure ainsi une sorte de continuum de représentations intriquées entre militaires, militaires-humanitaires, militaires privés, humanitaires privés... Ces différents mécanismes aboutissent à une perte de l’immunité dont bénéficiaient jusqu’alors les ONG et leurs équipes sur le terrain. A partir des années 1990, au Rwanda, au Burundi, au Kosovo, dans le Caucase, un certain nombre de leurs membres ont payé de leur vie leur engagement sur le terrain. S’il est difficile de disposer de chiffres précis sur le nombre de blessés ou de décès par zone d’opération, par type d’organisation ou par année, un récent rapport (3) annonce que quatre-vingt-trois acteurs humanitaires ont perdu la vie dans des incidents violents en 2006, soit trois fois le nombre de soldats tués en missions de maintien de la paix pour les Nations unies. Ces dix dernières années, plus de mille cent humanitaires ont été tués au cours de plus de cinq cents attaques contre des opérations d’aide aux populations civiles. Le même rapport précise que les personnels nationaux représentent 80 % des victimes. La dangerosité du brouillage de l’image peut s’exprimer dans le pays où se déroule le conflit comme à distance, du fait de l’extrême rapidité de la circulation de l’information. A court terme, comme en témoigne l’assassinat d’une volontaire de Cooperative of American Relief Everywhere (CARE) en Irak en 2006, la violence de groupes extrémistes peut frapper directement les volontaires considérés comme appartenant aux pays belligérants et aux « envahisseurs ». Dans ce cas, les humanitaires sont identifiés comme des supplétifs des troupes étrangères présentes sur le territoire, ainsi que des intérêts et des idéologies qu’ils véhiculent. Ne pas exposer les volontairesDans le long terme, la répétition de l’affichage conjoint des deux types d’interventions altère inexorablement et durablement l’image des ONG, comme en témoigne l’exemple décrit à propos de la publication des caricatures de Mahomet. Si cette confusion des images et des intérêts venait à s’installer durablement, c’est toute la logique du « sans-frontiérisme » qui serait remise en cause. L’aire géographique du déploiement potentiel des ONG européennes se trouverait considérablement réduite du fait de l’« autocensure » qu’elles s’imposeraient pour ne pas exposer les volontaires internationaux et les équipes locales. Dans un tel scénario, on assisterait alors à un recul des capacités d’intervention, aboutissant à une vaste réduction des zones d’application du DIH. Une relation entre humanitaires et militaires n’est donc pas neutre et constitue une liaison potentiellement dangereuse à court et à long terme. Les marges de manœuvre reposent à la fois sur la réaffirmation de la part des ONG d’un certain nombre de fondamentaux, en particulier leur dimension civique et privée, ainsi qu’un positionnement sans équivoque à l’égard des forces armées et de la politique étrangère de leurs pays d’appartenance. Elles passent également par plus d’indépendance financière, en privilégiant les fonds privés au détriment des financements institutionnels, gouvernementaux ou intergouvernementaux, lesquels ne sont politiquement pas neutres pour les groupes armés en présence, surtout quand ils émanent de pays parties prenantes au conflit. Reste la question de la protection et de l’accès aux victimes, qui pousse les humanitaires, dans les cas extrêmes, à solliciter officiellement une intervention armée internationale. Pour les raisons de fond évoquées, elle doit rester la stratégie du dernier recours. De la capacité du mouvement humanitaire à dépasser ces difficultés dépend son efficacité à porter secours aux populations pour vaincre leur isolement et à se poser en alternative des logiques politiques et économiques des Etats. Reste à savoir le prix qu’il est prêt à payer pour revendiquer cette solidarité universelle. Pierre Micheletti. (1) Lire Gérard Prunier, « Darfour, la chronique d’un “génocide ambigu” », Le Monde diplomatique, mars 2007. (2) Lire Eric Paul, « Ressorts du séparatisme tamoul au Sri Lanka », Le Monde diplomatique, avril 2007. (3) Abby Stoddard, Adele Harmer et Katherine Haver, « Providing aid in insecure environments : Trends in policy and operations », Overseas Development Institute - Humanitarian Policy Group (ODI-HPG), Londres, septembre 2006.
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