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RÉSEAU SOCIAL SOLIDAIRE

SDF en trois jours

Source : Webxclusion

9 octobre 2006

Préavis

On ne se retrouve jamais à la rue par hasard. Il y a toujours une très longue histoire avant, qui remonte parfois jusqu’à l’enfance. Pour raccourcir exagérément, disons qu’un jour la pression sur tes épaules atteint le point de rupture. Et tu te casses. Ce jour-là, ce qui subsiste de ton entourage, inquiet ou soulagé de ne plus te voir, se demande ce que tu peux bien devenir.

Toi, tu marches. Sans but. Libre. Immensément libre. Le poids qui t’écrasait a disparu d’un seul coup. Ca bouillonne dans ta tête. Tu sais que tu ne reviendras pas en arrière. Chaque pas t’éloigne de ton passé, tu abandonnes de pleins cartons de souvenirs à chaque coin de rues. Tu n’as aucune idée de ce que tu vas devenir et cela te fait rire.

Pendant quelques heures. Parce qu’ensuite c’est de moins en moins drôle. L’état de grâce tiendra le temps que tu dépenses l’argent dont tu disposes encore, quelques jours dans le meilleur des cas.

Puis très vite c’est le retour de bâton d’autant plus violent qu’il aura été retardé.

La tentation de te retirer de la partie peut alors devenir forte. Tu peux te suicider, réponse qui présente l’inconvénient d’être irréversible. Tu peux te finir plus lentement à coup d’alcool, de médocs et/ou de molécules plus ou moins hallucinogènes. Ca dure ce que ça dure, quand ça lâche il ne reste plus grand chose à récupérer. Tu peux enfin enfourner deux bricoles au fond d’un sac et suivre tes pieds. Bienvenue au club !


Un pro de la chose (l’abbé Pierre) prétend qu’il suffit de trois jours pour devenir SDF convaincant. Quel que soit ton point de départ : cadre sup overbooké, smicard surexploité ou chômeur avéré, marié/deux enfants ou célibataire notoire. Trois jours seulement pour faire de toi un honnête SDF. Pourquoi hésiter plus longtemps ?

Trois jours sans manger autre chose que des sandwichs +/- SNCF. Trois jours à craindre le sommeil et à t’éveiller la peur au ventre au moindre bruit.

  • Trois jours pour découvrir que les petits matins sont -*frais, même en plein été.
  • Trois jours sans te laver ni changer de linge.
  • Trois jours à marcher pendant des heures.
  • Trois jours à subir ton incapacité à aligner deux idées cohérentes.
  • Trois jours pour que les autres détournent le regard en te croisant.
  • Trois jours pour que toute ton éducation vole en éclat.
  • Trois jours pour briser ton appartenance au genre humain.
  • Trois jours. Et tu découvres que t’en as rien à foutre de puer le fauve, de pisser dans les encoignures de portes, de chier entre deux bagnoles en stationnement. Aveugle et sourd à tout ce qui t’entoure, alors les bonnes manières, hein, c’est pas l’jour...

Avec une obsession : manger et dormir. Manger et dormir. Manger, dormir. mangerdormir Moins que les préoccupations probables d’un chien ou d’un chat.

Tu ne peux que constater la disparition brutale de tout ce qui faisait de toi un homme. Et tu ne peux t’en apercevoir que les premiers jours car ça va vite. Très vite. Après, c’est trop tard, les comportements de survie auront pris le dessus.

Se retrouver à la rue sans un sou est une agression d’une violence extrême. De quoi basculer dans la folie ou se tourner vers la violence, donc vers la page "prison". En ce qui te concerne ? Disons que tu es solide.

Supposons que tu survives plus de trois jours

Tous les bons tortionnaires le savent : sous-alimentation, manque de sommeil et isolement sont les bases de toute torture et de tout lavage de cerveau de bonne facture. C’est rapide, efficace, et ça ne salit pas trop les mains. Tout cela fait qu’en quelques jours ton corps et ton esprit hurlent le manque. Tu as eu une vie avant, tu en auras une autre après. Peut-être. Tout le reste est poésie.

La solitude des premiers jours est effrayante. Nombreux sont ceux qui en garderont à jamais l’habitude de parler tout seul.

Il y a de grandes chances que tu finisses rapidement par traîner autour de la gare SNCF. Vaine tentative pour passer inaperçu ou saine tentation de changer de ville ? Quelle importance ? Dans les gares, les sans-abri sont censés être nombreux. Ceux que tu vois au premier coup d’oeil ne sont guère valorisants mais tu finiras bien par remarquer que tu n’es pas seul à attendre un train qui n’existe pas.

Mais voilà : la nuit toute les gares ferment leurs portes à ceux qui n’ont pas de billets. Te voilà dehors, sans la moindre idée de la direction à prendre. Alors tu marches, au hasard. Pendant des heures. De plus en plus engourdi par le froid, la faim, la fatigue, la lassitude, l’angoisse, en te demandant comment font les autres pour survivre. « La société de consommation étant ce qu’elle est, il y a d’excellents déchets » Attention, danger ! Tu risques de te faire trouer la peau pour ce que tu pourrais avoir dans ton sac (un SDF, même apprenti, a toujours un sac). Ou d’enjamber un parapet de pont sans réfléchir, pour faire taire la souffrance. Ou d’agresser un passant en croyant te défendre.

Pour l’intérêt de ces pages, supposons que tu réussisses à survivre plus de trois jours, peu importe comment. Des deux préoccupations qui t’obsèdent, manger et dormir, la question de la nourriture est la plus facile à résoudre.

Les premiers temps, il suffit de faire la tournée des places de marché. Après le remballage, les commerçants laissent quantités de déchets sur place. Il n’y a qu’à se servir. La société de consommation étant ce qu’elle est, il y a d’excellents déchets. Pas d’hésitation à avoir, tu ne seras pas seul à fouiller les détritus. N’oublie pas les pommes. Aucune allusion politique, mais contrainte physiologique : il faut manger des aliments riches en fibres si tu ne veux pas chopper la courante. Parce que, la diarrhée, quand on est à la rue c’est un sacré problème...

Les fruits et légumes ça cale l’estomac mais cela ne protège pas du froid. Il te faut des protéines et des lipides. Pour t’en procurer il va falloir mettre tes beaux principes sous le boisseau. Dirige-toi vers les quartiers où se concentrent les restaurants. Il suffit alors d’attendre l’heure de fermeture pour faire les poubelles et le tour est joué.

Si ça te dégoûte trop il y a une autre possibilité mais c’est ta conscience d’honnête homme qui va morfler sur ce coup. Ces mêmes restaurants tu peux aussi les visiter tôt le matin avant l’ouverture. Une fois que les livreurs ont déposé les cartons de charcuterie devant la porte. Pense à vérifier tes lacets avant car il faut parfois courir vite. Et veille quand même à ne pas taxer plusieurs fois la même enseigne sous peine de tarir la source.

Si ce qui subsiste de ton éducation t’empêche de recourir à ces techniques, tu vas avoir un problème. Certes, il existe tout un réseau de distribution de casse-croûte aux indigents, mais pour y avoir accès il faut au préalable admettre que tu es indigent...

Tu peux envisager de faire la manche devant le Monoprix mais tant que tu n’auras pas intégré ton nouveau statut tu ne feras qu’indisposer les passants en t’énervant devant les refus. Presque toutes les villes ont des polices municipales qui n’aiment pas du tout qu’on indispose les passants.

Supposons (encore) que tu parviennes enfin à connaître les adresses où on te filera des casse-croûte gratos. Tu auras alors accompli le premier rite de passage. La nourriture cesse aussitôt d’être un problème, même si le sandwich te semble parfois amer.

Reste le logement.

Plus dur sera le pavé

N’importe quel CRS te le confirmera, le pavé, même breton, manque de tendresse. Avant d’y élire domicile il convient de bien réfléchir.

Tes premières nuits à la dure t’ont peut-être rappelé quelques souvenirs de camping ou de service militaire. Mais l’armée prend généralement soin de ses hommes et le camping, même sauvage, reste très civilisé.

La sagesse populaire installe le clochard sous les ponts. Laisse tomber, la sagesse populaire est une belle salope ! La nuit, sous les ponts, on ne rencontre que des individus plus ou moins dangereux qu’il convient d’éviter si tu accordes quelque valeur à ton intégrité physique et morale.

De toute façon, tu ne te considères pas comme clochard. Pas encore. Tu es momentanément dans la gêne. Même si pour tous ceux que tu croises le colis est déjà emballé et étiqueté.

Tu as déjà eu du mal à accepter la distribution de casse-dalle, tu n’es pas encore mûr pour te présenter à la porte des asiles de nuit. Tu te crois capable de te débrouiller pour trouver un coin tranquille pour dormir. Cela te passera mais seule l’expérience te convaincra. Là aussi il s’agit d’un rite initiatique.

Tu constates vite que les endroits discrets auxquels tu penses sont tous sur le trajet des patrouilles de flics et qu’ils contrôlent systématiquement les petits nouveaux. Ils ont une technique très au point pour te réveiller sans prendre de risque et seuls les plus téméraires te fileront des coups de rangers dans les côtes. N’espère pas être embarqué pour finir la nuit dans la chaleur du poste de police, dès qu’ils constateront qu’ils ont affaire à une cloche qui n’est pas recherchée ils te laisseront te rendormir. Jusqu’à la prochaine patrouille.

Pour les éviter, pas d’autre solution que d’abandonner le domaine public pour investir le secteur privé. Parking, hall d’entrée, immeuble en construction, voiture mal fermée, tout est envisageable. Reste dans le centre ville, les quartiers pavillonnaires sont pleins de chiens dangereux et de beaufs méchants.

La difficulté consiste à trouver une place qui ne soit pas déjà occupée. C’est que, vois-tu, il y a plusieurs dizaines de milliers de SDF qui se partagent les bons coins (1). Alors, le petit dernier...

Si tu parviens à trouver un endroit peinard, ne t’avise pas de le saloper en pissant partout comme un chien marquant son territoire. Au hasard de tes promenades, repère bien les pissotières et surtout les chiottes Decaux. Le problème avec les pissotières, c’est que c’est le lieu de rencontre préféré de toute une faune qui assume mal ses préférences sexuelles. Remarque que tu peux mettre à profit tes mésaventures pour comprendre ce que ressent une femme devant supporter les plaisanteries du beauf moyen... Heureusement pour toi, la sous-alimentation chronique rendra ton utilisation des chiottes plus espacée.

Pas vu à la télé

En attendant d’être fin prêt à entrer en asile de nuit, essaie le carton. On en trouve facilement et cela fait vraiment une différence comme matelas, comme coupe-vent et pour se croire dissimulé. Pour lutter contre le froid, ramasse un vieux journal et glisse-le sous ton blouson. C’est un peu bruyant tant que le papier n’est pas imprégné de crasse mais c’est très efficace.

A propos de température, peut-être as-tu remarqué que les clochards empilent souvent les pulls sous plusieurs manteaux même au plus fort de l’été. Outre le fait que c’est la façon la moins fatigante de transporter ses affaires, c’est surtout que la sous-alimentation et la fatigue provoquent une sensation de froid permanente. Un état de manque si tu préfères. Tu seras surpris du temps qu’il te faudra pour arrêter de trembler même en plein mois d’août. Le froid n’est pourtant pas le plus grand ennemi du SDF, contrairement à ce que la mobilisation hivernale des médias pourrait laisser penser. Dans la rue il n’est de pire ennemi que la pluie.

Fini les mégots ramassés aux arrêts de bus. Terminé le carton. Oubliée la douceur des vêtements certes puants mais secs.

Pour couronner le tout l’humidité multiplie les déperditions de chaleur, comme si tu n’avais pas assez de tremblements comme ça. Et n’espère pas taper les passants d’une piécette sous la pluie. Ce n’est pas le froid qui rempli les asiles de nuit, c’est la pluie. Quelle que soit la saison, n’en déplaise à ceux qui ferment les abris neuf mois sur douze.

C’est ainsi qu’après être passé plusieurs fois devant les bureaux d’inscription tu finiras par sauter le pas, trempé comme une soupe. Toute honte ravalée : avoir un lit retenu à ton nom dans un asile de nuit est une preuve. Irréfutable. Le SDF médiatiquement correct n’est qu’un vulgaire clodo. Ton ego s’en remettra peut-être un jour mais c’est pas gagné d’avance...

Ce qui se passe derrière les portes de l’asile de nuit est présenté dans une autre partie. Ici tu retiendras surtout que tu viens de passer brillamment ton diplôme de fin d’études. Une fois accepté le fait que ton statut de SDF masque une réalité de clochard tu seras en mesure de te débrouiller pour survivre dans la rue.

Agrégation en poche, il est temps de songer à ton insertion professionnelle. L’alcool est un bon parcours.

De la sociologie de la rue

Dans la rue comme ailleurs existe tout un ensemble de comportements destinés à affirmer l’appartenance à un groupe. Le litre de rouge mis en commun y fait office de salon de thé, le mégot partagé tient lieu de petits fours. C’est l’endroit où l’on se reconnaît et où l’on communique, activités sociales hautement recommandées par ailleurs. Les reprocher aux SDF ?

La rue ne fait que transcrire dans son langage l’ensemble des pratiques à la base de toutes sociétés. En comprendre les règles et la morale demande beaucoup de temps et de lucidité. C’est là que le bât blesse. Le temps de la rue n’a rien de commun avec l’autre, le normal.

Vivre au jour le jour suppose l’absence de lendemain, où demain n’est pas le futur mais l’heure qui suit. Le concept de projet n’y existe que comme légende sans cesse renouvelée. Quant à la lucidité, elle est fortement tributaire de la quantité d’alcool absorbée. S’il est facile aux braves gens de reprocher aux SDF leur abus de vin de divers pays de la communauté européenne, il est plus rare que ces bonnes âmes comprennent que c’est aussi une condition de survie.

Chaque mort de froid relance ce pseudo-débat, scientifiquement cautionné par des toubibs qui feraient mieux d’ouvrir plus souvent leur porte aux sans-abri qu’aux médias complaisants. La vérité vraie, celle qui se vérifie au quotidien sur le terrain, c’est que l’alcool est indispensable pour tenir. Pas question de nier les dégâts qu’il entraîne en cas d’abus, mais impossible de taire son utilité.

Essaye donc de passer une nuit dehors sans avoir mangé auparavant. Avant longtemps tu seras frigorifié, secoué de tremblements incoercibles, obsédé par l’idée d’avaler quelque chose. Un morceau de pain ? Moins facile à transporter qu’un kil de rouquin (litre de vin rouge). Et ça ne procure aucune sensation de chaleur.

Le coup de rouge, lui, réchauffe le coeur. Illusion physiologique peut-être, mais salutaire réalité immédiate. Avant la fin de la nuit tu seras suffisamment embrumé pour oublier tous les malheurs du monde, voire les tiens. Rien que pour ça l’alcool est irremplaçable.

L’alcool est dangereux pour la santé ? Met la vie en danger ? Eh oh, es-tu bien sûr que ce soit l’alcool qui représente le plus grand risque pour le SDF ? Dans la rue, meurt-on plus de cirrhose que de malnutrition, détresse, usure ou solitude ? Quel médecin inscrira "misère noire" comme cause de décès ?

Le sans-abri ne fait certes pas de vieux os mais la picole ne vient pas en tête de liste. Le mondain tête bien plus que le clodo qui fouille ses poubelles et personne ne pense à le marquer au fer rouge. Y aurait-il hypocrisie sous roche ?

Bois donc ton canon et contente-toi d’éviter les abus. Quel intérêt d’être exclu si c’est pour n’avoir pas conscience de ton état à cause de l’alcool ?

Quant à la drogue, elle est rare dans l’exclusion. Beaucoup trop chère, mon fils. Même la barrette de shit est hors de portée du clodo moyen. Pour t’en procurer tu serais obligé de sauvageonner et Chevènement est déjà bien assez *** comme ça pour ne pas lui fournir d’arguments. En outre, c’est très mal vu chez les pros de la rue : la drogue, c’est pas pour les vrais clochards. Quel intérêt d’être exclu si c’est pour se bricoler la perception de son environnement ?

Et le fric ?

Notre société étant ce qu’elle est, même le clodo doit avoir du pognon. Au moins au début, tant que tu seras sous dépendance de ton passé de consommateur. Heureusement pour toi, Michel Rocard a inventé l’exclusion ainsi que le RMI qui va avec. Il suffit ainsi de te faire connaître en tant que SDF pour te voir attribuer une rente mensuelle de 2500 balles (en 1999).

Le français moyen est persuadé qu’une telle somme ne permet pas de vivre décemment. Le SDF nouveau aussi.

Et pourtant ! Qu’est-ce que tu as à payer ? Tu manges gratos, le Secours Populaire ou Catho te filent des fringues régulièrement, les Boutiques de Solidarité permettent de te laver, linge compris, pour pas un rond, café offert en sus. Jusqu’au tabac que tu mégotes par terre. Et si le temps se gâte tu n’as qu’à faire un tour à l’asile du coin.

Tes 2500 picotins, tu peux te les garder comme argent de poche. Demande donc au smicard s’il dispose d’une telle somme pour son tiercé et/ou son demi de bibine ! En fait, beaucoup de clochards professionnels disposent d’une somme rondelette accumulée sur un livret d’épargne, surtout s’ils bossent régulièrement (pense à lire à ce sujet la page "Fric" qui présente également quelques-uns des métiers de la rue).

Le manque d’argent est un problème tant que tu restes coincé dans ton comportement de parfait petit consommateur. Quand tu auras compris que rien ne t’oblige à suivre le troupeau, tu rigoleras doucement en regardant passer les manifs d’inter-syndicaux et de collectivistes réclamant le RMI à 6000 balles.

24 heures dans la peau d’un SDF

Il en fait quoi, de sa journée, le clochard ? N’importe quel Café des Sports te fournira la réponse : rien, les clodos n’en branlent pas une, y z’attendent que les autres bossent pour eux, et que si c’était moi, etc, etc...

Laisse-les donc à leurs 51 et occupe toi plutôt de tes affaires. La journée démarre de bonne heure, la grasse matinée sous un porche ou dans un parking ce n’est pas le pied. Et il vaut mieux dégager vite fait de son coin pour ne pas se faire repérer. De plus il y a toujours un coup de frais juste avant le lever du jour. La rosée, c’est romantique si tu la découvres après avoir passé une bonne nuit au chaud et t’être enfilé un solide p’tit déj’.

En guise de café/croissant, un coup de rouge fera tout aussi bien l’affaire si tu es fauché. Pas de ta faute si le petit noir coûte aussi cher qu’un litre et demi de Villageoise. D’ailleurs tu peux prendre la direction de l’épicerie la plus proche pour refaire le ballast.

Selon la ville où tu crèches, il faut organiser ta tournée pour les casse-croûtes. On commence enfin à voir des distributions très tôt le matin mais c’est encore rare. Si tu as des démarches à faire dans les bureaux, il faut absolument les faire dès l’ouverture.

Ce n’est pas croyable le nombre de démarche que tu dois faire ! Certes il est très facile de constituer un dossier pour obtenir le RMI, mais cela signifie qu’il y aura le fameux suivi. Ce suivi consiste en fait à te demander sans arrêt un autre papier à aller chercher à l’autre bout de la ville. Ou alors à devoir te présenter dans un bureau pour prendre un rendez-vous afin de rencontrer quelqu’un qui t’orientera vers le service qui saura à qui t’envoyer pour que tu puisses espérer avoir une aide exceptionnelle de 50 balles qu’il te faudra retirer à une caisse qui a de fortes chances de ne pas être dans le même bâtiment. De toute façon, quand tu finiras par la trouver, cette bon dieu de caisse, tu seras forcément en dehors des horaires. Il n’est pas non plus impossible que quelqu’un dans le lot ait oublié de te donner le bon papier. Et pendant que tu somnoles dans la moitié des salles d’attente de la ville ou que tu te perds dans les étages, tu rates les distributions de casse-croûte.

SDF, ce n’est pas un métier facile. Dire qu’il y en a encore qui croient qu’on s’amuse...

C’est pas fini

Tous les trajets se font à pied. Trop de monde dans les transports en commun pour leur imposer ta crasse et ton odeur. Parce que tu as beau faire, aller régulièrement aux vestiaires, ces distributions de vêtements par les associations, dans le meilleurs des cas tu ne changeras de linge que deux fois par mois. Même en supposant que tu prennes une douche par semaine dans une Boutique de solidarité, tu as bien conscience que ce n’est pas ce qui se fait de mieux en matière d’hygiène. La dernière brosse à dent que tu as embrassée, ça remonte à ... pfuu.

Si tu as fait des noeuds avec l’administration et que tu dois te taper une séance de bureaux, il est préférable de te scotcher dans un asile ou un foyer le temps de tout remettre en ordre. Ainsi tu pourras facilement être à peu près propre et relativement reposé, sans compter que tu es assuré de croûter à ta faim.

Cette crasse, elle en fait du dégât. Tu seras au mieux présentable, mais de là à prétendre être propre... D’autant que l’hygiène n’est pas ta préoccupation principale.

Bien que la seule solution pour continuer à vivre soit d’ignorer cette hygiène lamentable, cela n’arrête pas de te jouer des tours. Descendre du bus bien avant ta destination parce qu’il commence à y avoir du monde. Faire brusquement demi-tour alors que tu as déjà posé ta main crasseuse sur la poignée de porte d’un bureau ou d’un magasin. Changer d’itinéraire parce qu’il y a trop de passants sur ta route. T’enfuir d’une salle d’attente parce que le chauffage libère les odeurs. Plus généralement refuser énergiquement toute idée de soins médicaux.

Autre conséquence méconnue de ton odeur de fauve en rut, elle te maintient fermement dans ta condition de clochard. Pas seulement au nez des autres mais aussi au tien. Sale tu es, clochard tu resteras.

Suite

Tes premiers jours à la rue tu les passes seul et, selon ton caractère, ces premiers jours peuvent durer de nombreuses semaines. Tu peux ainsi rester très longtemps sans prononcer une seule parole. Jusqu’à en perdre presque complètement la maîtrise. Afin de limiter la casse tu peux rejoindre quelques collègues pour y discuter le bout de gras. La cotisation pour avoir accès au club est raisonnable puisque avec un litre de picrate et quelques mégots tu auras tes entrées partout.

Qu’est-ce qu’ils se disent, les cloches ? Des histoires de cloches, évidemment. Beaucoup de renseignements pratiques sur l’actualité locale en matière de social. Du rêve aussi.

Tu t’inventes un futur, grossièrement invraisemblable mais cela n’a aucune importance, c’est juste histoire de parler. Surtout, tu te réinventes un passé, tu te construis un personnage auquel tu te raccroches farouchement. Puisque tu as jeté ton ancienne vie par-dessus bord, il faut bien t’en procurer une autre, non ? Alors autant te la faire sur mesure. Accessoirement, cela sert aussi à tester le baratin que tu serviras au prochain service social que tu visiteras.

Le mensonge, la vantardise n’ont pas cours dans la rue. Il n’y a qu’une seule et même histoire inlassablement réécrite en fonction de l’auditoire et des circonstances. Il s’agit d’exister. Parvenir à se faire une idée approximative de la réalité dissimulée derrière le flot de paroles demande énormément de temps, de chance et d’empathie. De résistance aussi, car la souffrance y est omniprésente.

Il n’est pas certain que ceux qui parlent de suicide social à propos des clochards aient vraiment réfléchi à ce que recouvre cette expression.

Les amis de rencontre changent très souvent. Le SDF est très mobile et change fréquemment de ville. L’instauration du RMI a un peu calmé le jeu à cause des délais avant de pouvoir toucher son fric, mais le fichier des voyageurs sans billet de la SNCF rappellera que l’appellation de vagabond n’est désuète que dans le langage courant.

Ce qui pousse à changer de ville ? Une météo trop nulle. Etre triquard (interdit) dans trop de rades (bistrots) pour cause d’ardoises ou de dégâts. Avoir trop tiré sur la corde dans les bureaux d’aide sociale. Avoir fait une vacherie de trop à un collègue. Etre trop dominé par un autre. En avoir trop marre et aller voir ailleurs si la vie y est plus facile. Etre trop naïf et croire qu’ailleurs c’est mieux. Etre trop mal dans sa peau et chercher une issue.

Et fin

Etre clochard présente des avantages. Notamment du temps pour réfléchir. Tu peux t’essayer à une petite expérience très instructive. Tu t’organises pour faire tout ton boulot le matin et tu te gardes les après-midi pour philosopher et introspecter. Une petite sieste pour digérer le pâté de foie, un coup de rouge pour te rebrancher les synapses, et c’est parti.

En tant que clodo, tu peux t’asseoir absolument où tu veux tant que tu n’empêches pas les voitures de passer. Dont acte. Pose ton cul quelque part et regarde. Pour voir quoi ? Les non-exclus, évidemment. Ils sont fascinants à observer. En tout clochard il y a un entomologiste qui sommeille.

Tu seras rapidement capable de discerner tout ce que notre mode de vie nous impose de comportements soigneusement codifiés. Commence par du facile, l’habillement par exemple. Laisse les gens défiler devant toi sans chercher à apercevoir les détails.

Ce qu’il te faut, c’est acquérir une vision statistique si la chose existe en ophtalmologie. Bientôt tu seras en mesure de ranger les passants dans des grosses boîtes. Prolos, bourges, vieux, ados, des trucs comme ça. Puis l’échantillon observé prenant de l’ampleur, tu utiliseras des boîtes plus petites. Et hop, voilà ta population test détaillée en employés, chefaillons, cadres, chômeurs longue durée et autres. Une pratique assidue gommera peu à peu les erreurs et n’hésite pas à poser la question de temps en temps pour recadrer tes estimations. Les gens, surpris, te répondront souvent.

Tout ça à partir de la fringue ? Eh oui, c’est dire si les codes vestimentaires sont puissants. N’oublie pas de t’appliquer la méthode : un seul coup d’oeil sur ton vieux manteau graisseux et tout le monde t’identifie instantanément en tant que clochard. Tu peux utilement étendre ton étude : langage corporel, comportement de séduction, de domination/soumission, de reconnaissance, etc, etc... Tu peux aussi essayer de croiser différents critères pour voir ce qui rentre dans tes boîtes. Si l’INSEE était futée elle recruterait en priorité des clochards.

Si la chose t’intéresse, tu peux tenter une vérification qui te donnera matière à réflexion. La manip est cependant illégale et connue des services de police sous le nom de grivèlerie. Maintenant, c’est à toi de voir, hein, je ne te connais pas et on ne s’est jamais rencontré, toute ressemblance entre le paragraphe qui suit et la réalité ne peut être que fortuite, etc.

Quand tu iras faire un vestiaire au Secours Populaire, demande donc un "uniforme" de cadre sup tel que tu l’auras identifié. Ils ont ça en magasin, t’inquiète pas, même s’ils peuvent être surpris par la précision de tes besoins. Ensuite, astique-toi consciencieusement la couenne dans une Boutique de Solidarité et pour finir fais-toi faire une subtile coupe de cheveux dans une école de coiffure. Il ne te reste plus qu’à adapter soigneusement ton geste et ton langage à ton plumage et voilà : tu ES cadre sup.

Pour quelques heures, la société t’acceptera en son sein d’après ta seule apparence. Profites-en donc pour te taper un bon resto hors de prix. Pour sortir tu n’auras qu’à dire que tu as laissé ton porte-cartes dans la voiture garée juste en face, ce n’est pas ça qui ruinera le restaurateur. Aucun risque qu’il te reconnaisse par la suite sous ton costume de clochard. Réfléchir aux enseignements à tirer de cette petite expérience t’occupera un bon moment, mais tu comprendras mieux comment fonctionne la société. Et accessoirement l’exclusion.

Un SDF : ça va, une clocharde : bonjour les dégâts ?

C’est vrai, on les avait un peu oubliées, les nanas. C’est qu’elles sont plutôt rares dans la rue. Notre société supporte assez bien de voir quelques clodos, mais une clocharde lui donne mauvaise conscience. Alors elle a multiplié les filets de sécurité pour les femmes. Celles qui malgré tout passent au travers sont souvent en très très mauvais état à l’arrivée. Et la rue ne leur fera pas de cadeau, le milieu étant salement macho.

En règle générale, ce qui implique donc des exceptions, les femmes ne restent que très peu de temps à la rue.

De bonnes âmes ou de réels humains informés et attentifs les pousseront à entrer dans des filières adaptées et très discrètes. Trop de femmes finissent sans-abri pour fuir des violences qu’il n’est pas question que la société reconnaisse être fréquentes (2).

De nombreux réseaux souterrains existent pour tenter de remédier à un véritable mensonge : notre civilisation protège les femmes et les enfants d’abord. Bin voyons ! Comme on ne trouve pas les mots pour dire les horreurs qui existent, on n’en parle pas, c’est plus confortable.

Le pire c’est qu’il est peut-être préférable de ne pas en parler. Pour que ceux qui savent puissent agir en sécurité et rester efficaces.

Tu voudrais bien savoir de quoi il retourne ? Esclavage, coups et blessures, torture, prostitution forcée, inceste, humiliation, enlèvement, viol, mépris, chantage, bestialité. Tu te sens mieux, maintenant ? Si ce paragraphe est si court, c’est que l’auteur ne parle que de ce qu’il a personnellement constaté et que, comme les autres, il ne sait pas par où commencer. Tu ne connais pas ton bonheur d’être homme...

Ca se passe en France, près de chez toi, aujourd’hui, et c’est loin, très loin d’être exceptionnel. Ce n’est même pas en train ce s’arranger, excès de pauvreté et excès d’argent ayant des conséquences excessives sur la nature humaine.

Il semble même qu’une nouvelle génération vienne compléter la traditionnelle femme battue. On rencontre en effet dans la rue de plus en plus d’étudiantes obligées de faire la manche pour bouffer avant de potasser la philo. Certaines ont recours à la prostitution occasionnelle pour se payer piaule ou bouquins. Rigole pas trop, les mecs aussi commencent à s’y mettre. Ces jeunes cumulent deux exclusions, la première concernant les moyens de vivre, la seconde niant leur condition d’exclu(e)s. Quel sera leur état d’esprit dans quelques années, une fois rentré(e)s dans le modèle standard ?

Si tu veux mon avis, on se prépare de drôles de lendemains. Putain de civilisation.

(1) : combien ? D’après l’INSEE (n° 823 et 824 d’INSEE Première, 60 ko chacun au format .pdf), "au cours d’une semaine du mois de janvier 2001, en France métropolitaine, 86500 adultes ont fréquenté au moins une fois, soit un service d’hébergement soit une distribution de repas chauds". Les autres, ceux qui n’ont rien demandé à personne, restent absents des statistiques mais une nouvelle étude serait en cours. Ne fais pas comme les journalistes (Libé en tête, mais le Monde fait guère mieux), prends le temps de bien lire les conditions de réalisation et les limites de cette enquête. Attention quand même : Lionnel Jospin promet l’éradication totale de l’espèce : zéro sdf dans moins de 5 ans ! En rire ? Ou pleurer devant tant d’ignorance et de démagogie... Mizajour avril 2002 : les électeurs ont tranché. A coup de hache. (2) : + sur le web : http://www.sante.gouv.fr/htm/actu/violence/sommaire.htmMizajour 02/01/03 : Banalité des violences physiques et sexuelles (très long à charger, soit patient).

Pub non rémunérée : les personnes intéressées (on se demande bien pourquoi, d’ailleurs...) par les conditions de vie et de mort des clochards hautement qualifiés, à peine effleurées ici, devraient lire P.Declerck "Les naufragés. Avec les clochards de Paris", Terre Humaine/Plon éditeur.

Lire aussi : Sans domicile : La Charte du Canal St Martin



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