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RÉSEAU SOCIAL SOLIDAIRE

Le Capitalisme d’héritiers.

La crise française du travail

Source : La république des Idées / 15 mars 2007
- Par Thomas Philippon est économiste. Il enseigne l’économie financière à la Stern School of Business (New York University - États-Unis). Ses recherches portent sur la macroéconomie, le marché de l’emploi, la finance et l’organisation des entreprises.

Contrairement à certaines idées reçues, les Français accordent plutôt plus d’importance au travail que les autres Européens, et les rigidités du droit et de la fiscalité ne peuvent expliquer, à elles seules, ni l’apparition ni la persistance du chômage de masse.

La crise française est d’abord le fruit de relations sociales marquées par l’insatisfaction et la méfiance. Souvent associée à un syndicalisme de contestation, cette situation est aussi le résultat d’un « capitalisme d’héritiers » aux pratiques managériales conservatrices et frustrantes pour les salariés. Le capitalisme français peine en effet à promouvoir les plus créatifs et les plus compétents, et tend à privilégier l’héritage et la reproduction sociale dans le recrutement de ses élites. Issu d’une histoire longue et complexe, il a aujourd’hui un coût économique très lourd et largement sous-estimé.


Introduction

« Sur l’autodestruction de la propriété privée, il y a une phrase de Marx que j’aime à citer : “Les sociétés par actions, la dispersion du capital des grandes entreprises entre des actionnaires multiples constituent déjà une destruction de la propriété privée.” Si la dispersion équivaut à l’élimination de la propriété privée, une grande corporation américaine n’est plus une propriété privée. »

Raymond Aron, Dix-huit leçons sur la société industrielle.

Pour expliquer la crise du travail et la persistance d’un chômage de masse dans notre pays, on met souvent l’accent sur les contraintes institutionnelles du droit du travail, les charges pesant sur les entreprises, voire sur l’avènement d’une « société de loisir » inconséquente, peuplée d’individus plus ou moins paresseux ou réticents à s’adapter aux exigences de disponibilité et de flexibilité du capitalisme moderne. On se demande plus rarement quelles sont les responsabilités du capitalisme français en la matière : est-il si « moderne » qu’on veut bien le croire ? N’a-t-il pas sa part aux difficultés visées ? Et, si oui, quelle est-elle ?

S’il y a bel et bien en France une crise de la « valeur travail », comme on le dit aujourd’hui, je crois qu’elle est d’abord le fruit d’un certain style de relations sociales. Pour le montrer, il faut commencer par écarter ou, tout au moins, par relativiser un certain nombre d’explications communément admises. Pourquoi travaille-t-on moins en France que dans nombre de pays comparables ? Pourquoi le taux d’emploi y est-il si faible ? Les réponses qui présument une paresse particulière des salariés, ou un goût excessif pour les vacances, sont contredites par les enquêtes disponibles : la crise du travail n’est pas une crise morale. Les réponses qui privilégient les freins institutionnels à l’emploi (contraintes du droit du travail, coûts des licenciements, etc.) ne sont guère plus satisfaisantes : ces variables ne semblent expliquer qu’une part mineure du problème.

En revanche, ce qui distingue nettement la France des autres pays, c’est le peu de satisfactions que les salariés semblent tirer de leur travail, et la mauvaise opinion qu’employés et employeurs ont les uns des autres. Les difficultés du capitalisme français reflètent ainsi celles de la société en général : on remarque partout la même incapacité à faire émerger des organisations puissantes où les relations sociales se fondent sur une confiance réciproque.

Dès que l’on se penche sur les origines et les causes de ces difficultés, on se trouve confronté à de multiples facteurs, dont certains sont déjà bien connus. Et pourtant une grande partie du problème reste encore dans l’angle mort du débat public. Si l’on ne cesse de montrer du doigt le caractère majoritairement contestataire du syndicalisme français, on oublie bien souvent de souligner qu’il va de pair avec des pratiques managériales conservatrices, frustrantes pour les salariés, et qui n’incitent guère à l’innovation. C’est là, en effet, l’autre versant du « problème français », celui dont je propose d’explorer les ressorts et les coûts dans les pages qui suivent.

Alors que la contestation domine l’histoire syndicale en France, l’histoire patronale, elle, oscille entre paternalisme et minutie bureaucratique, mais entretient toujours un goût immodéré pour la hiérarchisation des rapports sociaux. Cette constante s’explique en partie par un mode de sélection qui peine à favoriser l’accès aux responsabilités des plus créatifs, des plus compétents ou des plus méritants. Dans sa dynamique propre, le capitalisme français tend en effet à privilégier l’héritage, qu’il soit direct (sous la forme de la transmission successorale) ou sociologique (sous la forme de la reproduction sociale par le diplôme et le statut). C’est en ce sens qu’on peut le qualifier de « capitalisme d’héritiers ». L’expression, on l’aura compris, ne désigne pas seulement une forme avancée de capitalisme familial, mais plus généralement une culture du management régie par des règles tacites de reproduction et de protection, culture qui dépasse largement le cadre des entreprises privées.

Les logiques de corps et les stratégies individuelles jouent ici naturellement leur rôle. On aurait pourtant tort d’analyser uniquement ce capitalisme d’héritiers comme l’œuvre d’une petite aristocratie de décideurs travaillant à la perpétuation de leur statut et à la défense de leurs intérêts. Il s’agit au contraire d’un système d’organisation qui a sa logique propre et qui doit se comprendre comme le fruit d’une histoire collective.

Dans ce système et dans cette histoire, le capitalisme familial occupe une place centrale et ambiguë : il est à la fois symptôme, remède temporaire et facteur de blocage. Traditionnellement associé au paternalisme, il constitue une stratégie efficace pour limiter les conflits sociaux : l’entreprise familiale est, on le verra, bien adaptée à la jungle des rapports conflictuels. En ce sens, le capitalisme familial est utile au fonctionnement de l’économie, particulièrement lorsque la méfiance domine les rapports entre catégories, comme c’est le cas en France.

Cependant, si la transmission héréditaire assure une certaine stabilité aux entreprises, elle empêche aussi le renouvellement des élites managériales. Le capitalisme familial, quand il se transforme en capitalisme d’héritiers (c’est-à-dire lorsqu’il ne se contente pas de maintenir un contrôle familial sur le capital de l’entreprise, mais en confie systématiquement le management à un parent), risque alors de décourager les plus entreprenants et de priver l’économie des talents les plus rares. De plus, en limitant le brassage entre les groupes, il alimente l’ignorance, et donc la méfiance, des uns envers les autres. Il devient ainsi un facteur de blocage.

Cette critique ne vise pas seulement, ni même surtout, les entreprises familiales. L’absence de délégation, la surcharge de responsabilités au sommet, la déresponsabilisation de la base, les difficultés d’adaptation et de promotion interne, existent dans toutes les entreprises françaises et sont encore plus fortes dans les organisations gérées par l’État. À ce propos, on pourrait également parler d’un syndicalisme d’héritiers, car la reconnaissance institutionnelle dont bénéficient les syndicats français est moins le fruit de leur représentativité sociale que de décisions politiques prises il y a cinquante ans.

Ces travers ne sont pas nouveaux : ils firent déjà l’objet de vives critiques avant la Première Guerre mondiale, alors que l’économie française décrochait par rapport à l’économie allemande, puis dans les années 1950, pour expliquer les écarts de productivité avec les États-Unis. Après s’être fait oublier pendant les Trente Glorieuses, ils réapparaissent aujourd’hui, alors même que la coopération au sein des entreprises est plus nécessaire que jamais.

Je montrerai comment ce système entretient des relations de méfiance entre les entreprises, l’État et les salariés. Je montrerai également que ces relations ont un coût économique désormais exorbitant. Le manque de coopération et de délégation crée des rigidités réelles qui sont au moins aussi importantes que les rigidités institutionnelles dues aux lois et aux régulations si souvent décriées, et qui renchérissent le coût effectif du travail, freinent l’adaptation des entreprises et expliquent une grande part de notre taux de chômage. Par ailleurs, la mauvaise qualité des relations sociales décourage les seniors qui, ne s’étant pas épanouis dans leur travail, cherchent à partir à la retraite le plus tôt possible. Plus fondamentalement encore, le capitalisme d’héritiers n’est ni un capitalisme de croissance, ni un capitalisme d’innovation.

En mettant l’accent sur le caractère social des difficultés françaises, je m’éloigne délibérément du champ des analyses économiques traditionnelles, mais j’en conserve autant que possible l’approche et la méthode. C’est l’analyse systématique des données disponibles qui me pousse à conclure que la mauvaise qualité des relations de travail constitue le frein le plus massif au dynamisme de l’économie française. Si l’on accepte cette conclusion, il s’ensuit que la priorité devrait être de restaurer peu à peu la confiance entre les acteurs. Pour cela, les remèdes traditionnels ne sont pas forcément les plus appropriés, et certains autres, que l’on prescrit pour des raisons fort différentes, pourraient au contraire permettre de soigner le mal en profondeur. Voilà pourquoi je suggère que la réforme des droits de succession, le financement des PME, la représentativité des syndicats, l’indépendance de la presse et la réforme de l’enseignement, loin de constituer une suite d’éléments disparates, peuvent faire partie d’une nouvelle politique industrielle cohérente.

LE CAPITALISME D’HERITIERS de Thomas Philippon, 2007, Le Seuil.



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